L'ILE D'ANTICOSTI par Damase Potvin
Nous le répétons, cent-quarante-quatre sinistres, dans ces parages seulement de 1828 à 1899, sans compter ceux qui ne sont pas compris dans cette statistique.
Pour tous ces navires, s'est produit le sombre drame que Delisle nous décrit avec tant de réalisme et d'émotion dans le langage des dieux:
L'œil ne distingue plus ni le jour, ni la nuit;
Le pilote éperdu que la frayeur conduit,
Abandonne au hasard sa course vagabonde;
Le ciel mugit sur nous; sous nos pieds la mer gronde;
Sur nous la foudre éclate; et d'un œil ténébreux
Mille horribles éclairs sont les astres affreux.
Le jour est sans soleil, et la nuit sans étoiles;
L'onde brise la rame, le vent rompt les voiles;
Et la troisième aurore a revu nos vaisseaux
Abandonnés, sans guide, à la merci des eaux.
Une île est au milieu des ondes écumeuses,
Fière d'un sol fécond, de cent villes fameuses
Au sein du profond des mers, à l'aspect du rivage,
S'élève un vaste roc, qui, dans les jours d'orage,
Cache un front battu des vents impétueux.
Quand la mer aplanit ses flots tumultueux,
Il paraît; et, sortant de la vague immobile,
Offre aux oiseaux des mers un refuge tranquille.
Là, le vaisseau s'élance, emporté par les ondes;
Le roc heurté s'ébranle avec un long fracas,
Les avirons brisés s'envolent en éclats,
Et la proue au rocher demeure suspendue.
L'épouvante est partout; une foule éperdue
De lamentables cris fait retentir les cieux.
Jacques Cartier et Anticosti
Mais quittons ce côté sombre de l'Ile d'Anticosti qui présente heureusement des aspects plus agréables.
Comme toutes les îles du golfe et du fleuve Saint-Laurent, l'Ile d'Anticosti a une histoire. Elle ne remonte pas au déluge, mais il faut tout de même partir de Jacques Cartier pour en trouver les premières mentions.
Voici ce que le Découvreur en dit dans la relation de son second voyage en Nouvelle-France en 1535:
"Le lendemain, jour de Notre-Dame d'août quinzième dudit mois, nous passâmes le Détroit la nuit devant et le lendemain eumes cognoissance des terres qui nous demeuraient vers le Su qui est une terre de haultes montagnes à merveille dont le cap susdit de ladite isle que nous avons nommée l'Ile de l'Assomption et un cap dedites haultes terres qissant Est-Nord-Est et Ouest-Su-Ouest; et y a entre eux vingt-cinq lieues, et voison les terres du nord encore plus haultes que celles du Su à plus de trente lieues."
On doit supposer par ce passage des "Voiages de Quartier" que Jacques Cartier connaissait déjà l'Ile d'Anticosti. En effet, il en avait fait la découverte lors de son premier voyage en 1534, le 15 août, fête de l'Assomption de la Vierge Marie, et c'est à cause de cette date qu'il donna à l'île le nom de l'Assomption.
Roberval et Anticosti
Un peu plus tard, en 1642, Roberval et son pilote Jean Alphonse de Saintonge reconnaissaient cette île à leur tour et lui donnaient le nom de l'Ascension, Jean Alphonse dit:
"L'Ile de l'Assension est une bonne isle et une terre plaine, sans aucunes montagnes, assises sur des rochers blancs et d'albâtre, toutes couvertes d'arbres jusques au bord de la mer;et il s'y trouvent de toutes les espèces d'arbres que l'on trouve en France; on y voist des bestes sauvages, comme ours, loups cerviers et porcs épics. Et depuis la pointe sud-est de l'Ile de l'Assension jusqu'à l'entrée du Cap Breton il n'y a que cinquante lieues".
Samuel de Champlain et Anticosti
En 1603, Samuel de Champlain écrit à propos de l'Ile d' Anticosti:
"Le 20 du mois - mai, - nous eûmes connaissance d'une île qui a quelques vingt-cinq ou trente lieues de long qui s'appelle Anticosty, qui est l'entrez de la rivière du Canada".
Anticosti, origine de l'appellation
De son côté, en 1600, Peter Heyleyn, dans sa cosmographie, appelle cette île "Nasticotek" et Jean de Laet accepte cette appellation: "Elle est nommée" dit-il, "en langage des sauvages Nasticotec".
Enfin, d'après le Père Charles Arnaud, missionnaire des Montagnais sur la Côte Nord pendant de longues années, les Montagnais ont toujours appelé l'Anticosti "Notiskuan", ce qui veut dire "endroit où l'on chasse l'ours".
Comme on peut le voir, cette immense île de "l'entrez de la rivière du Canada" a porté bien des noms:
Assomption, Assension, Nasticotec, Notiskuan et, enfin, Anticosti.
Que veut dire ce dernier nom ? Il serait plutôt d'origine espagnole que de provenance indienne. Car il est très probable que l'île reçut ce nom avant Jacques Cartier et qu'il lui fut donné par les Espagnols et les Basques qui firent la pêche dans ces parages avant l'arrivée du découvreur.
Et "Anticosti" serait un mot composé espagnol: "Ante" - avant, et "Costa" - côte: Avant la Côte…
Jacques Cartier, naufragé?
Rappelons ici que Jacques Cartier a failli inaugurer la série des naufrages de l'Ile d'Anticosti alors que, durant son premier voyage des vents contraires l'ayant obligé de louvoyer pendant cinq jours, entre l'île et la terre du nord, passage qu'il appela le "Détroit de Saint-Pierre", son navire faillit s'échouer sur les récifs des battures de l'île où il dut faire débarquer une douzaine de ses marins.
Anticosti, caractéristiques
L'Ile d'Anticosti s'étend sur trois degrés de longitude et a une superficie de 2,400,000 acres. Elle a une longueur de 135 milles et une largeur moyenne de 30 à 40 milles.
Elle est éloignée de Québec de 360 milles marins et de 20 milles marins de Mingan, côté nord, de 40 milles marins du port de Gaspé, côté sud.
Sa caractéristique est d'être partout identiquement la même dans toute son étendue; et ce caractère d'uniformité provient des causes qui ont présidé à sa formation, si l'on en croit un intéressant rapport fait en 1896 par un savant géologue français, M. Paul Combes.
Pendant le Quartenaire, explique ce savant, les glaces descendues du 26 '0 suivant la pente générale du Labrador méridional, agissant durant des siècles comme d'énormes rabots, ont complètement dénudé la surface de l'île et y ont creusé des sillons parallèles à l'axe transversal, premiers linéaments des thalwegs des futurs cours d'eau qui sont tous orientés dans la même direction.
Les plus grandes hauteurs de l'île se trouvent dans la partie nord; c'est une chaîne de montagnes qui ne dépassent pas cependant sept cents pieds au-dessus des plus hautes eaux.
D'après un rapport de la Commission Géologique du Canada publié en 1863, l'Ile d'Anticosti possède des tourbières immenses, presque inépuisables.
On y trouve aussi en abondance un calcaire granuleux capable de fournir une excellente pierre de construction. Enfin, elle renferme de vastes dépôts d'argile plastique ainsi que de l'argile bleue.
Louis Jolliet
Jusqu'en 1680, l'Ile d'Anticosti, encore qu'elle fut considérée comme un poste de pêche important à cause de l'abondance de la morue, des marsouins, des loups marins et des baleines qui abondaient dans ses parages, n'appartenait à personne et restait inoccupée.
Voilà que cette année-là, exactement le 29 mai 1680, Louis XIV ratifiait la concession en seigneurie de l'Ile d'Anticosti en faveur de Louis Joliet qui arrivait d'un fructueux voyage à la Baie d'Hudson dont il avait déterminé la vraie situation et que le roi voulait récompenser.
On accordait en même temps à Louis Joliet, qui avait auparavant découvert le Mississipi en compagnie du Père Jacques Marquette, le titre d'hydrographe du Roi.
Quelle était la nature de ce cadeau qu'on faisait à Louis Joliet que M. Ernest Gagnon, l'un des historiographes de Joliet, qualifie de "royal" et que d'après John-Dawson-Gilmarny Shea, dans sa "Série Cramoisy", commencée en 1857, on lui donna par moquerie, — in mockery — .
Quoiqu'il en soit, on lui fit cette concession:
"En considération de la découverte que ledit sieur Joliet avait faite du pays des Illinois dont il avait envoyé la date à Monseigneur Colbert ainsi que d'un voyage qu'il venait de faire à la Baie d'Hudson dans l'intérêt et l'avantage de la ferme du Roy".
Le cadeau était assurément conforme aux goûts, aux aptitudes et aux occupations de Joliet.
De plus la concession comportait un but spécial :
"faire des establissements de pêche de morue verte et sèche, huiles de loups-marins et de ballaines, et par ce moyen commercer en ce pays et dans les isles de l'Amérique"
Cette concession était signée de l'intendant Jacques Duchesneau.
Louis Joliet se rendit immédiatement dans son domaine et commença à y faire quelques défrichements. Dès l'année suivante, il y installait sa famille. Un recensement fait en 1681 fait connaître que douze personnes habitaient l'île:
Louis Joliet, sa femme, leurs quatre enfants, cinq serviteurs et une servante. On y avait défriché deux arpents de terre et transporté deux bêtes à cornes. "L'établissement comptait six fusils".
D'après l'abbé Ferland, Louis Joliet fixa sa résidence à quelque distance de l'extrémité ouest de l'île, et l'opinion s'est partagée entre la Baie des Anglais, — qu'on appelle aujourd'hui Baie Sainte-Claire — et la Baie Ellis — ancienne Baie Gamache, et qui porta, pendant plusieurs années, le nom de Port Menier.
M. Ernest Gagnon écrit:
"Il est possible que Louis Joliet se soit établi tout d'abord vers l'extrémité sud-ouest de l'île, à la Baie appelée aujourd'hui Baie Gamache, au "havre pour les navires" qu'il indique en premier lieu sur sa carte et que, plus tard après la destruction par l'amiral Phipps, en 1690, de son habitation fortifiée, il soit allé se fixer à un prochain havre, du côté nord, en face des îles Mingan avec lesquelles on pouvait, malgré la distance, communiquer au moyen de signaux".
Joliet dut supporter seul, ou à peu près, les frais d'installation du nouvel établissement d'Anticosti: Le Baron de LaHontan, dans son ouvrage "Mémoires de l'Amérique Septentrionale" donne quelques détails sur cette exploitation :
"Le fleuve Saint-Laurent a 20 ou 22 lieues de largeur à son embouchure, — il en a trente, — au milieu de laquelle on voit l'île d'Anticosti qui en a vingt de longueur. — elle en a plus de quarante. —
Elle appartient au sieur Joliet, Canadien, qui y a fait un petit magasin fortifié afin que les marchandises et sa famille soient à l'abri des surprises des Esquimaux.
C'est avec d'autres nations sauvages, savoir les Montagnais et les Papinachois, qu'il trafique d'armes et de munitions pour des peaux de loups marins et quelques autres pelleteries".
Louis Joliet, bien qu'il ait eu une maison à Québec, passa la plupart des hivers sur son île dont il trouva le climat moins sévère que celui, de Québec. Il avait aussi établi une maison et un magasin aux Iles Mingan, et c'est au moyen de ces deux établissements qu'il songea à approvisionner Québec de poisson.
M. Ernest Gagnon écrit:
"De fait, il fournit du poisson à tout Québec et à la plupart des soldats. Entre temps, il dressait la carte du fleuve en sa qualité d'hydrographe et fit quarante-neuf voyages dans le fleuve et le golfe Saint-Laurent".