Au milieu de ces occupations, les épreuves ne faisaient guère défaut. La vermine rongeait ces malheureux qui n'avaient qu'un change de vêtements.
La fumée des huttes et les éblouissantes blancheurs de la neige donnaient à la plupart de douloureuses ophtalmies; et la mauvaise nourriture jointe à l'eau de neige, avaient engendré la constipation et le diabète.
L'année 1737 débuta pour ces pauvres gens d'une manière terrible.
Dès l'aube du jour de l'an, Foucault envoyé à la découverte, revint avec la
nouvelle que la chaloupe avait été enlevée par les glaces. Tout le monde se sentait perdu. Le jour des Rois, deux matelots s'offrirent pour aller à la recherche de la chaloupe.
Bien leur prit de cet excès de zèle. Deux heures après, ils accouraient tout joyeux, et annonçaient à leur camarades qu'en fouillant la grève et le bois, ils étaient tombés sur un ouigouam indien et sur deux canots d'écorce abrités sous des branches. Comme trophée de leur expédition, ils emportaient une hache et de la graisse de loup-marin.
Le lendemain fut tout aussi joyeux. En poussant plus loin leurs excursions, deux matelots découvrirent la chaloupe arrêtée au large dans un champ de glace, et en revenant au camp avec cette heureuse nouvelle, ils firent la trouvaille d'un coffre plein d'habits, que le flot avait arraché à la "RENOMMEE" et que les hasards de la mer étaient venus apporter là.
Mais, l'épreuve allait revenir plus amère que jamais. Le 23 janvier, le maître-charpentier mourut presque subitement. Des symptômes alarmants s'accentuèrent de plus en plus. Presque tous les
hommes eurent les jambes enflées; et le 16 février un coup terrible vint foudroyer le camp. Le capitaine de Freneuse mourut à son tour.
Plusieurs autres moururent par la suite. Quant tout était fini, les moins faibles se levaient, traînaient au dehors les cadavres de leurs camarades, et les amoncelaient dans la neige, à la porte de la cabane. Nul n'avait la force d'aller plus loin.
Le 6 mars, une tempête de neige se déchaîna sur l'î1e et écrasa sous une avalanche le cabane du P. Crespel, le forçant à venir se réfugier dans celle des matelots, qui était plus spacieuse.
Là, pendant trois jours, ils furent retenus prisonniers par l'ouragan, sans pouvoir allumer du feu, n'ayant rien à manger, ne se désaltérant qu'avec de la neige fondue, et voyant périr de froid cinq de leurs camarades.
À tout prix, il fallait sortir de ce tombeau,. En unissant leurs efforts, ils réussirent à déblayer la neige et allèrent aux provisions. Un quart d’heure suffit pour geler les pieds et les mains de deux matelots qu’il faut rentrer à bras dans la cabane.
Grâce, cependant, au dévouement de ces deux hommes, une ration de trois onces de colle vint rompre ce jeûne de trois jours ; mais elle fut mangée avec tant d'avidité, que tous faillirent en mourir.
Encouragés par l'exemple de ces deux hommes, trois hommes courent au bois pour en remporter quelques fagots. Dès huit heures du soir, cette maigre provision est déjà consumée, et le froid devint si intense cette nuit-là, qu'un matelot fut trouvé mort sur son lit de branches de sapin.
Il fallut songer à changer de cabane et à déblayer celle du P. Crespel. Elle était plus petite, et pouvait être plus facilement chauffée.
Le 17 mars, la mort vint mettre fin aux souffrances de Basile, et le 19, Foucault, qui était jeune et d'une grande force musculaire s'éteignit à son tour après une agonie terrible.
Les plaies de ces malheureux ne pouvaient être pansées qu'avec de l’urine et des lambeaux de vêtements arrachés aux morts servaient de charpie aux vivants. Douze jours après, les pieds de MM. de Senneville et Vaillant se détachèrent en putréfaction.
Chacun essayait d'apporter à son voisin quelques distractions ou quelques douceurs; et ce fut ainsi que le 1er avril, en allant à la découverte du côté où les canots d'écorce étaient cachés, Léger ramena au camp un indien et et femme.
C'étaient les premières figures humaines qu'on eût vues depuis le départ de la rivière au Pavillon. Le P. Crespel parlait plusieurs idiomes indiens. Il expliqua à ces nouveaux hôtes leur triste situation, et les supplia d'aller à la chasse et de leur apporter des vivres. L'indien promit solennellement.
Trois jours de passent et le peau-rouge ne revient pas. Alors n'y pouvant plus tenir, Léger et le P. Crespel se traînent juqu'au ouiguam, mais pour constater avec terreur qu'un des canots est disparu!
Rendues prudentes par le malheur, ces deux ombres décharnées s'attellent sur celui qui reste, le transportent jusqu'à leur cabane et l'attachent à la porte, bien persuadés que l'un des indiens ne quittera pas l'ïle, sans venir réclamer sa propriété.
Hélas! nul ne vint, sinon la terrible visiteuse accoutumée, la mort. Trois autres matelots meurent. Dégagé du soin des malades et n'ayant plus de vivres, le P. Crespel réunit alors en conseil les survivants.
Il fut décidé de quitter cet endroit funeste et de partir en canot, et le 21 avril fut désigné comme le jour de l'embarquement.
Une moitié de jambon de renard composait alors tout le garde-manger de cette troupe d'affamés. Il avait été entendu qu'on en boirait le bouillon, réservant la viande pour le lendemain, mais dès que les parfums de cet étrange pot-au-feu se firent sentir, chacun se jeta comme un loup sur le gigot, qui fut mangé en un tour de main.
De sorte que le lendemain, ils se réveillèrent affaiblis, plus malades qu'auparavant, et qui plus est, sans ressources. Deux jours se passèrent dans la faim et le
désespoir.
Personne ne voulait plus lutter plus longtemps contra la mort, lorsqu'un coup de fusil retentit sur le rivage.
C'était l'indien. Propriétaire prévoyant, il venait savoir ce qu'était devenu son canot. En l'apercevant, les malheureux se traînent vers lui; mais le sauvage n'entend pas de cette oreille et prend la fuite.
Le P. Crespel et Léger sont en bottes; qu'importe! Ce nouvel abandon rend l'haleine à ces moribonds. Ils se mettent à sa poursuite, traversant tant bien que mal la rivière Becscie, et finissent par rejoindre le fuyard, qu'un enfant de sept ans embarrasse dans sa course.
Pris comme dans un piège, le peau-rouge, redevenu diplomate leur indique un endroit du bois où il a caché un quartier d'ours à demi-cuit, et tous ensemble Indien et Français passent la nuit blanche à s'observer mutuellement du coin de l'œil.
Le lendemain, le P. Crespel intime au sauvage l'ordre de le conduire au camp de sa tribu. Le canot contenant l'enfant, devenu un otage, est placé sur un traineau. Léger et le père s'attellent dessus, pendant que l'indien marche devant et sert de guide.
Au bout d'une lieue de marche la petite caravane débouche sur la mer, et comme c'était la voie la plus courte, on se décide à la prendre. Mais ici s'élève une
nouvelle difficulté.
Le canot ne peut contenir que trois personnes. L'indien a désigné pour l'accompagner son enfant et le P. Crespel qui recommande à ses compagnons de suivre le rivage dans la direction prise par l'embarcation.
Le soir de ce jour-là, l'indien propose au père de descendre à terre pour y faire du feu. Ce dernier y consent, avec d'autant de plaisir que la bise était mordante. Mais étant monté sur un monticule de glace pour examiner les alentours, le sauvage profita de ce que le père avait le dos tourné, pour gagner le bois avec son enfant.
Le père fut alors rejoint par Léger et ce dernier lui annonça que son camarade, Furst, était tombé d'épuisement à une distance considérable de là et qu'il avait été obligé de le laisser sur la neige.
En ce moment, un coup de fusil retentit. La forêt s'ouvrait à quelques pas de là. Léger, que le courage n'avait pas encore laissé, décide le père récollet à l’y accompagner, et au moment de s'y engager, un deuxième coup de feu se fait entendre.
Rendus de plus en plus prudents par l'expérience,: les deux hommes se gardent bien d'y répondre. Ils marchent se guidant sur l'endroit d'où viennent ces détonations; et bientôt, ils débouchent dans une clairière où fumait la cabane d'un chef indien.
Ce brave homme leur fit le plus touchant accueil, tout en leur expliquant l'étrange conduite du guide du P. Crespel , qui ne les avait ainsi abandonnés que par crainte du scorbut, de la variole et du mauvais air.
Enfin, ceux-ci étaient sauvés; mais tout n'était pas fini.
Furst restait en arrière. Le Père Crespel offrit en cadeau son fusil au chef pour le décider à aller le chercher. Ce fut peine inutile. Furst passa la nuit sur la neige, où Dieu seul put le garantir de la mort, car dans la cabane même il fit très froid et ce ne fut que le lendemain alors qu'ils se disposaient à aller le chercher qu'ils le virent arriver.
Deux jours furent alors consacrés au repos. Pendant ce court espace de temps, ces malheureux qui n'oubliaient pas le serment fait à ceux qui étaient restés à la rivière au Pavillon, recouvrirent assez de forces pour s'embarquer le premier mai et mettre le cap sur Mingan.
Le P. Crespel fut le premier à y arriver. Le vent étant tombé en route, ce vaillant homme, dans sa hâte de faire expédier aussitôt que possible des secours à ses camarades, s'était fait mettre sur un canot d'écorce et l'avait pagayé seul, pendant l'espace de six lieues de mer.
M. Volant commandait le poste de Mingan. Il reçut ses compatriotes à merveille. Pas un instant ne fut perdu pour aller au secours de l'équipage de la "RENOMMÉE" et une grosse chaloupe armée; et bien approvisionnée fut dépêchée sous son commandement. M. Volant emmenait avec lui le P. Crespel, Furst et Léger.
Dès qu'ils furent par le travers de la rivière Pavillon, une salve de mousqueterie fut tirée. Alors on vit quatre hommes, qui ressemblaient à des fauves, sortir du bois, se jeter à genoux et tendre des bras suppliants vers la chaloupe. Les soins les plus empressés furent donnés à ces gens qui n'étaient plus que des squelettes.
Pendant les pérégrinations du P. Crespel et de sa troupe, ces pauvres matelots avaient enduré d'incroyables souffrances. Tour à tour, ils avaient vu leurs camarades tomber, décimés les uns par le froid, les autres par les maladies gangréneuses; tous par l'inanition.
Les vivres finirent par manquer complètement. Alors on eut recours aux expédients. Tout passa pour la nourriture jusqu'aux souliers des morts que l'on faisait bouillir dans de la neige, puis griller sur la braise, et quand cette dernière ressource manqua, on se rejeta sur les culottes de peau.
Il n'en restait plus qu'une, lorsque M. Volant était arrivé en sauveur, et devant ces inérrables misères, ce dernier comprit toutes les précautions dont il fallait user.
Des ordres sévères furent donnés pour qu'on ne distribuàt que peu de nourriture à la fois à ces estomacs qui en avaient perdu l'habitude; mais malgré celà, l'un des survivants mourut subitement en avalant un verre d'eau-de-vie, et la joie fit perdre la raison à un autre.
Quant aux autres, Baudet et Boneau, tous deux originaires de l'île de Rhé, ils se mirent à enfler par tout le corps et la chaloupe de M. Volant fut changée en infirmerie, pendant qu'à terre on s'occupait à donner la sépulture aux vingt-et-un cadavres qui marquaient l'endroit, où la première escouade de matelots avait passé son dernier hiver.
Puis, on reprit la mer en côtoyant le rivage à distance rapprochée et en remontant à petites journées, afin de découvrir les traces des gens du canot. À quelques lieues de l'endroit où s'élève aujourd'hui un phare, les gens de M. Volant découvrirent les corps de deux hommes qui gisaient sur la grève, non loin des fragments d'une petite embarcation.
C'était tout ce qui restait, pour indiquer le sort des treize hommes qui avaient vogué de conserve avec la chaloupe de M. de Freneuse, jusqu'au moment où ce dernier les avait perdus de vue, en doublant par une grosse mer la pointe sud-ouest le soir du 2 décembre 1736.