Le Soleil, Mercredi 21 juillet 1899 |
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Cléophé à Anticosti Ses impressions de voyage
Chapitre 4
par Ulric Barthe
Le lendemain soir, lorsque le cercle de fumeurs se fut formé autour de notre ami, celui-ci se fit un peu prier pour reprendre la parole.
Si nous parlions d’autre chose, dit-il?
Toujours, Anticosti, ca doit vous ennuyer… Tous n’eurent qu’une voix pour protester.
Son récit les avait au contraire jusqu’ici fortement intéressé. Ils en voulaient encore.
Parlez donc des gens de Fox Bay, insinua quelqu’un.
Nous n’avons pas poussé jusque-là, explique Cléophé, Fox Bay est à l’autre extrémité de l’île, sur la rive nord.
Seulement il y a à la baie Sainte-Claire, près de l’établissement Menier, une couple de pauvres familles d’origine anglaise, qui se trouvent à peu près dans les mêmes conditions que celles de Fox Bay qui sont au nombre de onze seulement.
L’un des nôtres, M. Charles DeGuise qu’en sa double qualité d’avocat et de journaliste, le petit litige intéressait doublement, est allé interviewer l’un de ces dissidents, le nommé Rodgers.
Celui-ci lui apprit qu’il habite l’île avec sa famille depuis vingt-trois ans, et qu’il a près de lui un compatriote du nom de Wright.
Rodgers a une femme et neuf garçons. Il n’a personnellement rien à reprocher à M. Menier, ni à ses représentants.
Ce sont, dit-il, d’excellentes gens, très généreux et très dignes de respect, et il n’a avec eux que des relations agréables dans le commerce ordinaire.
Les griefs de ceux qui habitent l’île avant la vente, semblent plutôt se résumer à l’impression d’avoir été vendue à M. Menier avec l’île et tout ce qu’elle porte.
Le nouveau propriétaire de l’île leur a fait signer une série d’articles dont l’un porte que les pères de famille seront responsables pour les méfaits de leurs enfants mineurs.
M. DeGuise a là-dessus expliqué à Rodgers que, si c’était là tout son grief, il n’avait guère à se plaindre, attendu que la responsabilité en question relève de droit commun et le lierait tout de même en toute partie du pays, qu’il eût signé ou non.
L’insertion de ce type responsabilité dans les articles semble oiseuse.
L’autre grand grief des gens de Fox Bay est qu’on leur interdit la chasse et la pêche, dont ils tiraient leur subsistance.
Ils admettent au reste que la perte de revenu, qui en résulte n’est pas énorme, car le plus souvent, leur chasse ou leur pêche leur rapportait à peine de quoi se tenir l’âme dans le corps.
Ce qu’il y a de plus claire, en tout cela, d’après moi, c’est la privation de cette liberté dont j’ai déjà parlé.
Dans le cas de gens de Fox Bay, c’est me direz-vous la liberté de crever de faim.
Dans tous les cas, il y a là une question de principe sur laquelle messieurs les avocats ont beau épiloguer.
Les revers de la médaille, c’est qu’à leur arrivée dans l’île, les représentants de M. Menier ont trouvé la plupart des premiers occupants dans la dernière misère.
Plusieurs étaient sans pain et soutenaient, Dieu sait comment.
La prise de possession d’Anticosti par M. Menier a été une bénédiction pour ces pauvres gens.
Il est vrai qu’on leur interdisait la chasse et la pêche, il les a privés d’une source de revenu qui bon an mal an, ne s’élevait guère à plus de 75$ par saison pour chaque famille.
Mais par contre, s’il leur a enlevé le bénéfice de leur travail, il en a aussi supprimé les risques qui sont considérables, car il arrivait souvent que la chasse et la pêche manquaient tout-à-fait.
Il leur a donné une compensation assurée en leur offrant du travail et un salaire, rapportant beaucoup plus que leur ancien métier.
Les avocats nous disent, au reste, qu’ils n’ont jamais eu leur titre de propriétaire, ayant toujours été là à titre précaire, et ne peuvent pas, non plus, réclamer prescription.
Ils auraient seulement droit à indemnité pour travaux et amélioration, mais ceux qui connaissent la manière de vivre de ces malheureux robinsons en général, abandonnés à la vie paresseuse des coureurs de bois ou des naufrageurs, habitant des huttes primitives, et ne faisant aucune culture, savent que l’indemnité qu’ils peuvent réclamer ne monte pas à grand-chose.
Dans tous les cas, voilà les deux côtés de la question qui en sera avant longtemps par les tribunaux, car la Cour supérieure de Charlevoix a été saisie de l’affaire, et il faudrait bien en passer par la loi.
Et maintenant, mes amis, en avez-vous assez d’Anticosti?
J’avais promis de vous rapporter mes impressions. Mon savant confrère comme on dit entre journalistes, Charles Rouleau, qui n’a pas pris autre chose que des notes pendant tout le voyage, a donné tous les détails spécifiques sur l’étendue, les ressources et l’histoire d’Anticosti dans son magnifique compte-rendu, que vous avez sans doute lu.
Pour ma part, je m’en suis tenu aux côtés pittoresques, et l’île de M. Menier n’en manque pas.
C’est ce que je disais l’autre jour dans le salon de M. Comettant, en parcourant son album de grandes photographies prises par M. Menier lui-même lors de ses croisières autour de l’île.
Le promontoire qui bloque l’horizon au nord de la baie Sainte-Claire forme une console gigantesque dont la saillie au-dessus de la mer est de quatre-vingts pieds.
C’est à peu près partout le caractère de la côte nord, de l’île qui est dans toute sa longueur coupée perpendiculairement à des hauteurs variant de quatre à sept cents pieds. |
L’une des photographies de M. Menier reproduit l’une de ces hauteurs vertigineuses d’où s’échappe une chute d’eau de 800 pieds de hauteur, entre les massifs de roc nu, strié horizontalement.
Mais me voilà encore reparti. Retenez-moi, sinon c’est moi qui retiendrai toute la nuit.
Je n’aurai qu’à vous décrire le modèle français de téléphone en usage sur l’île, appareil en acajou, s’il vous plait, beaucoup plus encombrant et plus dispendieux, mais aussi beaucoup parfait que le nôtre.
Ou encore vous entretenir de savoureux beurre d’Anticosti, fait à la française sans sel
Ou bien des curieuses tapisseries en cretonne dont M. Menier et Martin ont eux-mêmes décoré les murs du cottage de la baie de Gamache, lors de leur séjour en cet endroit l’an dernier.
Mais, encore une fois, c’est assez; ne m’interrogez plus.
Au moins dites-nous un mot de la traversée. Elle a été assez rude, dit-on?
En effet, le «Savoy» en traversant de la côte de Gaspé à l’île, avait en flanc une assez grosse mer, il en résulte une dizaine d’heures de roulis qui fit chavirer tout ce qu’il y avait d’estomacs d’eau douce à bord.
À l’heure du lunch, il ne restait plus debout qu’une demi-tablée sur deux.
J’étais l’un des heureux surnageant «rari nantos»; pardon si je parle latin, après cinq jours passé en compagnie d’hommes de lettres, amis comme c’était au prix d’héroïques efforts de tempérance sur le boire et le manger que j’échappais au mal de mer, mes camarades décrétèrent que ce n’était pas franc-jeu et me refusèrent la médaille, parce que j’avais refusé l’apéritif matinal, et que je ne m’étais pas, comme eux, empiffrée de viande froide au déjeuner, m’étant sobrement contenté d’une orange et d’une tasse de café.
Soyez vertueux après cela! Vers midi, les survivants, nous n’étions plus que cinq ou six, soupiraient après la soupe comme des cerfs altérés.
La cervelle sur canapé, et les savantes langues de morue du chef Julien, un homme qui connait son métier, avaient notablement perdu de leur charme par une pareille mer, et l’on comptait surtout le potage pour se réconforter.
Ici se place l’unique catastrophe du voyage.
À la suite d’un violent coup de mer qui avait failli nous jeter à la renverse, le garçon fait son apparition dans le carré, mais les mains vides, et tout contrit comme si c’eût été sa faute, il nous confesse qu’un accident est arrivé.
Toute la soupe s’est répandue. Le premier moment de stupeur passé, on fait subir un interrogatoire au garçon.
Quelle soupe était-ce? Elle était aux tomates, monsieur. Et alors le facétieux Levasseur, toujours chevaleresque, en face des plus grands périls s’écrie : Ah! Ce n’est pas étonnant, puisqu’elle marchait toute seule.
Ceci n’est qu’un pâle échantillon des traits spirituels qui ne cessèrent d’émailler la conversation, comme il convenait du reste, entre gens qui écrivent dans les gazettes.
J’avais commencé à les collectionner pour les vendre plus tard avec mes timbres rares, mais je dus abandonner la partie; toujours le crayon à la main, c’était gênant à table.
Il ne reste plus qu’une vision matinale et confuse des teints pâles et lits vides, où pour s’exprimer plus clairement, des camarades qui se vantaient de sortir du lit frais et moulus.
Jamais je n’avais vu de si près tant d’à peu près. Je ne comprenais pas toujours : la tension cérébrale eût été trop forte pour un simple employé de commerce.
Un infortuné, qui avait un poète pour compagnon de cabine, se plaignit amèrement de n’avoir pu goûter le sommeil réparateur avant d’avoir essuyé la récitation d’un sonnet en quatre-vingt-deux vers.
Je ne fais pas allusion à la chevrette du confrère Gonzague Desaulniers, un poème très savamment tourné qui fait l’admiration générale le soir que nous avons passé dans le salon de M. Comettant.
Dans cette même circonstance, M. Ernest Gagnon, n’ayant pu trouver le fort de louis Jolliet, s’est mis au piano, et la presse lui doit des remerciements ainsi qu’au poète montréalais, pour avoir aussi noblement démontré qu’elle ne manque pas de talents de société.
La presse est également en dette envers ceux qui lui ont si cordialement fait les honneurs de l’île d’Anticosti.
D’abord MM. Comettant et Martin, qui n’ont rien épargné pour nous rendre le séjour de l’île agréable.
Le gouverneur était dignement secondé par «Mme Comettant et Mlles Comettant et Lavigne. Puis MM. L. Pirard, directeur de la culture, A. Jacquemart, ingénieur et chef des travaux, R. Landrieux, chef de la comptabilité, le Dr. Schmidt, M. Eugène Servestre, chef des magasins et «last but not least», M. le curé Boily, qui tous se sont multipliés pour nous renseigner sur les meilleurs progrès accomplis, en si peu de temps dans une contrée jusqu’ici à peu près inconnue.
Nous avons été heureux de trouver dans les différents services d’aimables connaissances comme M. J.-A. Julien, ancien employé de la maison Z. Paquet, M. J.-A. Sirois de Lévis, tous deux de la comptabilité de l’administration de l’île; M. Avila Montreuil, de Lévis, au service des travaux avec M. Pierre Lescure et Philippe Leblanc; M. Taillon de Château-Richer, à la ferme.
Le capitaine Bélanger, commandant du «Savoy» s’est du coup fait seize bons amis dans la presse, et l’honorable M. De la Bruère qui était notre commandant pour la circonstance, s’est fait notre fidèle interprète dans le petit compliment qu’il a adressé au capitaine au moment de quitter le vaisseau.
Enfin nous avions un guide charmant dans la personne de M. Levasseur.
Là-dessus, bonsoir et dormez bien, j’y aurai contribué. Quant à moi, conclut Cléophé, je sais que mes rêves se reporteront longtemps.
Il me semble revenir du pays des mille et une nuits.
Ulric Barthe |