Le Courrier du Canada, Mercredi 12 juillet 1899 |
||
À l'île Anticosti,
l'excursion de la Presse
par Charles-Edmond Rouleau
Le voyage
Vendredi dernier, à six heures de l’après-midi, seize représentants de journaux partaient du quai de Rimouski à bord du «Savoy» pour aller faire l’excursion annuelle de l’association de la presse à l’île d’Anticosti.
M, Nazaire Levasseur, agent de M. H. Menier à Québec était venu de l’île au-devant de nous pour nous accompagner pendant tout le voyage et nous procurer tout le confort désirable.
M. Levasseur a su faire les choses princièrement. Il s’est pour ainsi dire multiplié pour nous être agréable et nous faire oublier les fatigues de la traversée.
Il voudra bien accepter immédiatement nos remerciements.
Au moment du départ, nous recevions le télégramme suivant :
Pointe-au-Père, 7 juillet 1899
«Je suis chagrin de ne pouvoir vous accompagner, mais je vous signalerai à votre passage, et je tâcherai de vous rendre visite à votre retour. Heureux voyage.
J. Mc William Marine Press Reporter
Heureux voyage! Le souhait exprimé par M. Mc William a été exaucé, car jamais excursion n’a été aussi belle, aussi heureuse, aussi intéressante et aussi instructive.
Le temps est superbe, une légère brise souffle du nord, et le ciel est clair et serein. Le «Savoy» s’élance à travers les eaux paisibles du majestueux Saint-Laurent.
Nous contemplons tour à tour les magnifiques paroisses de Sainte-Anne-de-la-Pointe-au-Père, de Sainte-Luce, de Sainte-Flavie, le Grand et le Petit Métis, etc.
Les ténèbres étendent bientôt leur sombre voile sur toute la nature. La soirée se passe rapidement été ce n’est qu’à une heure avancée de la nuit que nous nous livrons au sommeil.
À cinq heures du matin, nous étions vis-à-vis de la rivière Madeleine.
Le vent d’est a augmenté d’intensité; les flots commencent à se courroucer; la mer moutonne, bientôt le «Savoy» est fortement secoué par les vagues qui lui battent les flancs et qui lui impriment ce mouvement de roulis, si redouté des voyageurs… et lave parfois le pont du steamer.
Les excursionnistes, qui se tiennent dans le carré des officiers pour admirer la grandeur de la nature et la puissance du Créateur, sont encore au nombre de seize.
Mais lorsque nous faisons la traversée, suivant l’expression des matins, nous les voyons disparaître les uns après les autres, et après-midi il n’en reste que plus six ou sept sur le pont. C’est l’affreux mal de mer qui est la cause de cette retraite forcée.
Tout-à-coup, nous apercevons l’île d’Anticosti comme un petit point noir jeté dans le golfe Saint-Laurent.
Ce point noir grossit, grossit, et bientôt nous voyons se dérouler devant nos regards, une immense étendue de terre couverte d’une épaisse forêt.
Nous passons devant la Pointe-Ouest et le canon du phare salue notre arrivée.
Encore quelques minutes et le «Savoy» jette l’ancre dans la baie des Anglais, après avoir franchi en vingt-et-un heures l’espace de 183 milles qui s’étend de Rimouski à l’île Anticosti
La réception
Deux grandes embarcations transportent les excursionnistes du steamer au quai sur lequel se tient le personnel de l’administration de l’île, ayant à sa tête, M. Comettant, gouverneur de la colonie, et M. le curé Boily.
À notre arrivée, la fanfare Sainte-Claire fait entendre le «God Save the Queen» et des vivats prolongés retentissent dans les airs après de cordiales poignées de mains ses meilleurs souhaits de bienvenue, M. Comettant nous conduit à son élégant cottage où nous sommes présentés à madame et aux demoiselles Comettant et nous prenons un verre de vin à la santé du gouverneur de l’île.
En passant sur le carré devant la résidence du gouverneur, nous remarquons le drapeau anglais qui flotte au haut d’un magnifique mât; et c’est le drapeau tricolore qui déploie ses couleurs au-dessus du commandant de place.
C’est une marque d’une grande délicatesse de la part de M. Comettant et nos compatriotes d’origine britannique doivent leur en savoir gré.
La réception terminée, M. Georges Martin, l’ami intime de M. Menier et son chargé d’affaires si nous pouvons nous exprimer ainsi, lequel s’est empressé d’accourir de la baie de Gamache à notre rencontre.
M. le gouverneur Comettant, les demoiselles Comettant et Lavigne, M. le curé Boily, M. le Dr. Schmidt, M. Landrieux, M. Jacquemart, et M. Picard nous font visiter les principales construction de la colonie, en nous donnant des renseignements détaillés sur chacune d’elles.
Dans la dernière partie de ce travail, nous ferons connaître à nos lecteurs l’usage des différents édifices qui composent aujourd’hui le coquet village de baie des Anglais.
Après le souper, nous assistons à une magnifique soirée musicale donnée dans la grande salle de récréation que l’on vient d’ériger.
C’est la fanfare Sainte-Claire, dirigée par le gouverneur Comettant lui-même, qui a ouvert la séance.
Cette fanfare s’est réunie le 22 novembre 1898 pour la première leçon, et déjà elle joue avec une habile et merveilleuse façon; on dirait que ce sont de vieux musiciens qui la composent.
Voici le programme de la soirée exécuté alternativement par la fanfare et une association de musiciens dont j’ai oublié le nom :
Comme on le voit M. Comettant est non seulement le directeur de la fanfare, mais il est aussi l’auteur des différentes compositions qu’elle interprète.
Voici les noms des membres de la fanfare Sainte-Flaire :
Le chœur comprend tous les membres de la fanfare et douze autres chanteurs.
Les applaudissements de l’auditoire n’ont pas été ménagés à la fanfare et au chœur et ces approbations enthousiastes s’adressaient au mérite.
Le concert est suivi d’une grande réception à la résidence du gouverneur, où nous terminons la soirée, de la manière la plus charmante. M. Ernest Gagnon a su comme toujours faire parler le piano. |
La journée du dimanche
Le dimanche matin à 9 ½ nous assistons à la grand’messe chantée par le M. le curé Boily, M. Martin et les excursionnistes occupent les premiers sièges près de la balustrade du sanctuaire.
M. Comettant dirige le chœur et Mme Comettant remplit les fonctions d’organiste avec le talent qu’on lui connait.
À l’évangile, M. le curé monte en chair et adresse à son nombreux auditoire des paroles bien senties et bien dites.
Nous serions heureux de donner «in extenso» cette charmante improvisation, mais comme la chose nous est impossible, nous nous efforcerons d’en faire une analyse aussi fidèle que nous le permet notre mémoire.
Sermon de l'abbé Boily
C’est aujourd’hui, dit-il la fête de la dédiface de toutes les églises catholiques, c’est-à-dire de la plus somptueuse basilique, de la plus riche cathédrale, des plus jolies églises et de la plus humble chapelle de mission.
Nous célébrons donc la fête de notre modeste chapelle de la baie Sainte-Claire.
Le dogme de la présence réelle de Jésus-Christ au sacrement des autels est pour nous un article de foi et nous y croyions.
Mais comment reconnaissons-nous la présence du Divin Sauveur dans le tabernacle? C’est par la petite lampe qui brille constamment dans le sanctuaire.
En jetant un coup d’œil sur cette petite lampe, on reconnait tout de suite que Jésus-Christ est là et on fait aussitôt un acte d’adoration et quelque fois un acte d’amour.
Là où cette petite lampe ne brille pas, tout est froid, rien ne parle au cœur.
Tous les catholiques ont dans leur poitrine une petite lampe, et leur cœur est devenu un véritable tabernacle où Jésus-Christ a établi sa demeure depuis le jour où nous avons eu le bonheur de le recevoir pour la première fois.
Ce tabernacle est consacré chose remarquable, par les mêmes paroles et les mêmes huiles dont on se sert pour la consécration d’un tabernacle d’une église.
Cette petite lampe qui brille dans notre cœur doit brûler sans cesse du feu de l’amour ou plutôt de la charité divine.
Que rien ne puisse éteindre cette lampe, afin qu’elle nous serve de phare lumineux qui nous conduire sûrement au port de salut éternel.
Maintenant, je me permettrai d’adresser quelques mots aux distingués visiteurs que nous avons aujourd’hui parmi nous.
En lisant ce matin, l’Évangile selon St-jean, j’ai trouvé un certain rapprochement entre la mission de Notre Divin Sauveur et celle du journaliste.
Dans plusieurs endroits de l’Évangile, Jésus-Christ est appelé «verbum In Principio Erat Verbum»…
Verbum signifie parole. La parole de Jésus-Christ a été méprisée, vilipendée, calomniée et même mise à mort, mais après dix-neuf siècles sa parole «Vernum» est restée et restera jusqu’à la fin des temps.
On peut dire ici, dans un certain sens que les journalistes sont des «verba», c’est-à-dire parole, car les journalistes catholiques et patriotiques remplissent une belle et noble mission.
Ils passeront sans aucun doute, mais les écrits, leurs paroles «verba», resteront comme un monument de leur patriotisme et de leur dévouement aux intérêts de l’Église, car outre la petite lampe qui brûle dans leur cœur, ils ont au front une autre lumière qui est en quelque sorte le symbole de la vérité qui doit briller dans tous leurs écrits ou leurs enseignements.
Nous garderons, Messieurs, longtemps le souvenir de votre visite à l’île d’Anticosti.
Immédiatement après le dîner, malgré une pluie assez abondante, nous nous rendons en voiture à la baie Gamache, distance de 8 milles par une route magnifique pratiquée à travers la forêt.
Sur le parcours, nous jetons un coup d’œil sur le lac à la Marnière, le carrefour de la croix rouge, la ferme de Rentilly, la rivière Plantin et la ferme de la Ménardière.
M. Martin, nous reçoit à la villa de M. Menier, et nous fait servir le café, le chocolat, et toutes sortes de fruits et de rafraîchissements.
Après avoir fait la visite de la scierie et des travaux de mer, qui peut contenir la flotte la plus considérable du monde.
À six heures du soir, nous sommes de retour à la baie des Anglais.
Le moment de la séparation est arrivé.
M. le gouverneur Comettant nous fait apporter un verre de champagne.
L’honorable M. Boucher de La Bruère se fait l’interprète des sentiments de tous les excursionnistes et remercie M. Martin, le représentant de M. Menier, et M. le gouverneur Comettant, de la cordiale réception dont nous avons été l’objet et des égards que nous ont témoignés tous les officiers de l’administration.
M. Comettant répond en quelques mots et nous dit au revoir. Nous retournons ensuite au «Savoy» qui doit nous ramener à Rimouski.
Avant de quitter l’île, nous nous empressons comme membres et officiers de la Presse associée de la province de Québec d’adresser nos remerciements les plus sincères au digne représentant du propriétaire d’Anticosti, M. Georges Martin et M. le gouverneur Comettant pour avoir mis le «Savoy» à la disposition des excursionnistes et pour nous avoir accueillis à bras ouverts comme des enfants de la même patrie;
À M. le curé Boily pour les marques d’intérêts qu’il nous a témoignées et en particulier par la gracieuse hospitalité qu’il a accordée au soussigné pendant tout son séjour sur l’île d’Anticosti; et à tout le personnel de l’administration qui nous a si bien reçus et qui nous a fourni avec la plus grande bienveillance tous les renseignements que nous croyons utiles à nos lecteurs, le souvenir de cette excursion annuelle de la presse ne s’effacera jamais de notre mémoire.
À huit heures, le «Savoy» se dirige vers Rimouski où nous arrivons le lundi à cinq heures et demi de l’après-midi.
En passant à la Pointe-au-Père, le gardien du phare arbore trois pavillons et nous adresse ses compliments. Le «Savoy» répond par le mot : Merci.
Au moment de quitteer le Steamer, les journalistes par l’entremise de M. La Bruière, adressent des remerciements à M. le capitaine Bélanger et à tout son équipage pour l’urbanité et les délicates attentions dont ils ont fait preuve à notre égard.
M. le maire Drapeau et quelques citoyens de la ville de Rimouski, entre autres MM. Taché, Asselin, Pouliot, Letendre et Martin, avocats viennent nous recevoir au quai et nous souhaiter la bienvenue.
M. le maire nous invite à passer la soirée à sa magnifique résidence et nous nous rendons à sa gracieuse invitation.
MM E. Gagnon et M. Levasseur nous servent un véritable régal sur le piano; et nous passons de bien agréables moments en la compagnie de M. le maire et de Madame la mairesse.
Hier midi, nous étions de retour à Québec.
Nous commençons, aujourd’hui sur notre troisième page, une étude historique et géographique sur l’île d’Anticosti.
C’est un parallèle que nous établissons entre l’Anticosti d’autrefois et l’Anticosti d’aujourd’hui.
Charles-Edmond Rouleau |