Le Soleil, 23 septembre 1899 — Article de Arthur Buies
ANTICOSTI — Jadis, lorsque le voyageur, en descendant le cours du grand fleuve canadien, arrivait, par un terne et triste après-midi d’automne, en vue de la première pointe de l’île d’Anticosti, qu’il savait être l’île maudite, la pourvoyeuse de naufrages, la terre inabordable et farouche où nul n’avait osé pénétrer encore, il se sentait pris invinciblement d’une sorte d’effroi mystérieux.
Les récifs étaient là, laissés à découvert par les flots et commençant déjà se couvrir d’ombres fuyantes, comme celles des trépassés errant à la recherche de leurs navires.
Pas une habitation; seul le phare, s’élevant dans une blancheur de marbre funéraire et semblant comme un signe mystérieux aux vivants que la tempête précipite, ainsi qu’aux morts auxquels elle indique la page fatale de leur destin.
Dans la brume, la longue falaise s’étend indécise, disloquées, menaçante; un épais bandeau se détache du ciel et descend si bas, si bas qu’il engloutit les faibles restes du jour; les goélands et les mouettes filent à tire d’aile en s’appelant les uns les autres; la terre est muette, frissonnante, et cependant le danger n’est nulle part; mais l’angoisse est en toutes choses, et le pauvre voyageur, qui se sent seul en présence de cette terre apparemment désolée, ferme les yeux comme s’il craignait d’y être précipité à son tour.
C’est qu’en effet cette côte, où sont venues s’abîmer tant de catastrophes, semble en avoir gardé comme de lugubres empreintes. Toute la bordure des arbres, empêchée de croitre et courbée violemment, a l’air de fuir devant les vents furieux; c’est une chevauchée épaisse, impénétrable, hurlant et se débattant comme une furie contre une autre furie.
De temps à autre la forêt veut faire un effort pour se relever, la tempête la recourbe aussitôt. Éperdue, elle mêle ses branches, ses broussailles, tord ses troncs, les enlace, les dégage, et, dans des contorsions furieuse et suprêmes, s’abat en maint endroit et couvre le sol de membres et de débris arrachés et confondus.
Et cette lutte entre la forêt et la tempête a été éternelle.
La force d’en haut a été victorieuse de celle d’en bas. Un immense coup de vent parti du fond des antres du nord-ouest est tombé sur les arbres comme une cataracte qui couvrirait le ciel, puis un deuxième, puis un troisième, jusqu’à ce que les accumulations de débris de forêts aient formé, jusque sur le rivage, un sol d’une fertilité intense qui, après avoir si longtemps reçu la mort, va désormais distribuer la vie aux générations qui se presseront les unes les autres sur un sol conquis contre la légende, le mystère et la terreur.
Cette légende, on la conçoit aujourd’hui et on l’explique aisément. Un nom avait suffi pour la créer, de nombreux naufrages, l’avaient accrédité, l’ignorance l’avait épaissie, et de là une terreur enfantine que grossissaient toute espèce de récits, et surtout le passage près des côtes anticostiennes par des temps brumeux ou des soirs chargés de fantômes.
Que savait-on d’Anticosti? En parlait-on jamais autrement qu’en associant son nom au souvenir des sorcelleries de Gamache?
Se la figurait-on autrement qu’entourée d’un éternel et homicide brouillard?
Et son histoire, qu’était-elle? Quelques souvenirs lointains, aux trois quarts effacés, noyés aussi eux dans la brume, l’inévitable, la fatale brume.
Elle n’apparaissait qu’à la lueur des sinistres et aux cris des victimes qui jetaient dans les naufrages leurs appels désespérés et sourds.
Ses rivages n’étaient que des cimetières de marins et l’intérieur de ses terres était couvert de bois tellement denses, tellement touffus, entremêlés de broussailles tellement impénétrables que le mystère y avait trouvé un empire tout fait, singulièrement propre aux fantaisies d’Hoffmann ou aux imaginations terrifiantes d’Edgar Poe.
Les ours pullulent dans ces retraites profondes. Comment y sont arrivés? Ici la légende est muette.
Probablement sont-ils venus du continent sur les glaces, mieux avisés que nous qui n’avons pu trouver encore le secret de traverser en hiver de la côte nord, sur l’île, pourtant à une distance seulement d’une trentaine de milles, entre les deux points les plus rapprochés.
Une fois rendus, les ours sont restés et ont formé à la longue, de père en fils, une e tribu tellement nombreuse et intéressante qu’on avait songé un jour à les mettre en jambons, tant comme article alimentaire que comme remède infaillible contre tous les genres de dyspepsie.
Mais on a dû malheureusement renoncer à cette idée qui, espérons-le, sera ressuscitée quelque bon jour, quand la charcuterie aura fait suffisamment de progrès.
L’île d’Anticosti, sous la forme d’un espadon de deux cent vingt kilomètres de longueur, s’élève dans le golfe St-Laurent, de façon à lui faire presque un barrage.
Elle occupe un degré de latitude tout entier, le 49e, mais en travers… chose sinistre!
De plus, elle embrasse trois degrés de longitude, appétit de squale antédiluvien.
Lorsque ce monstre tomba aux mains de M. Menier, il portait sur le dos quelques cabanes de pêcheurs à la Baie des Anglais, environ sept à huit familles au poste voisin e l’Anse aux Fraises, et le tombeau de Gamache élevé sur une tertre au fond de la baie qui a longtemps porté son nom, et qui porte aujourd’hui définitivement celui d’Ellis.
Ces pêcheurs étaient tout simplement des pêcheurs, et pas autre chose que des pêcheurs. À peine étaient-ils une cinquantaine sur cette île de 125 milles de longueur sur 35 de largeur.
Le poisson qu’ils prenaient, ils le vendaient comme ils le pouvaient; et quand ils n’en prenaient pas, c’était la misère noire, cette misère périodique contre laquelle les gouvernements ne peuvent rien, avec tous leurs secours, et qui décime ou fait déserter tous les ans les côtes du Labrador canadien.
Ils étaient là eux-mêmes comme des naufragés, et personne n’entendait plus parler d’eux, dès le jour où ils avaient dressé leur hutte sur les rivages de l’île.
Séquestrés du reste du monde, souvent manquant de tout, traînant leurs pas languissants et solitaire4s sur les longs récifs nivelés par les vagues, ils devaient avoir l’âme et la figure des trépassés dont ils entendaient les voix gémir dans le creux des rochers ou courir sur la vaste grève déserte et farouche.
En prenant possession de l’île, non seulement il a fallu s’emparer de ces malheureux-là, eux-mêmes et les empêcher de périr de dénuement sur place, mais encore les apprendre, à eux qui n’avaient jamais connu autre chose que la pêche, ni d’autre aliment que le poisson, qu’ils pouvaient désormais gagner leur vie par un travail régulier, et que ce travail, il ne tenait qu’à eux de le faire et d’en être payés tous les jours, tous les jours, sans chômage et sans morte-saison.
Aussi tous ces simples pêcheurs sont-ils devenus, depuis, l’acquisition de M. Menier, des travailleurs et des journaliers à divers titres, employés régulièrement et recevant chaque semaine leur salaire, loin d’avoir à payer une redevance de dix dollars par année, pour avoir le droit d’habiter l’ile, comme ils devaient le faire au propriétaire antérieur, M. Stockwell, qui avait imposé cette redevance.
Notons ce tout petit résultat en passant, mais notons-le, car les plus minces détails ont leur portée et leur place dans cet événement énorme et d’une portée illimitée qu’à été l’acquisition, en pleine possession anglaise, d’un territoire aussi important et aussi vaste que celui de l’île Anticosti.
La transformation d’une île comme celle-là, regardée aveuglément et de tout temps comme absolument inculte et inhabitable, en un établissement français, qui prend tous les jours des proportions de plus en plus vastes et variées, est un événement tellement surprenant et inattendu que le visiteur, lorsqu’il se trouve en présence des constructions déjà élevées, des travaux déjà accomplis et de ceux d’un importance incalculable qui sont en voie de préparation, et, jusqu’à un certain point d’exécution, est convaincu de faire un rêve et se refuse obstinément de croire à la réalité qui est là pourtant devant lui, saisissante, indéniable, éclatante dans la forme, dans le bruit, dans le mouvement, dans l’harmonie qui préside à toutes les opérations, de même que dans l’organisation parfaite dont il voit resplendir les admirables résultats.
Heureuse, trois fois heureuse, peut-on dire aujourd’hui d’avoir eu si mauvaise réputation! Toutes tes vertus et tout ton prix n’en éclatent que davantage aux yeux étonnés.
On te disait inculte, et voilà qu’on découvre que des productions, même recherchées, croissent à l’état sauvage sur ton sol, et que tous les grains, toutes les plantes fourragères, tous les végétaux y viennent abondamment, comme dans les meilleures parties du bassin méridional du Saint-Laurent.
On te disait inhabitable, et voilà qu’on découvre que ton climat, grâce au régime maritime qui t’entoure, est le plus uniforme et le plus tempéré de toute la région bas-laurentienne.
On te disait inhospitalière, et voilà qu’il se forme et s’implante sur tes bords un embryon de colonie solide et fécond à la fois, qui étend déjà des rameaux dans tous les sens et prend sur tous les points de nouvelles et vigoureuses racines.
Heureuse surtout de ne pas être tombée en des mains étrangères et d’être revenue à un fils de la vieille France, notre mère, comme tu étais échue dès l’origine.
Nous sommes sûrs, désormais, que tu resteras française et que tu seras un boulevard de plus pour notre nationalité, qui a tant besoin de s’étayer et de grossir le nombre de ses points d’appui, même sur son propre sol.
Ce que M. Menier, simple particulier, a déjà fait exécuter de travaux sur son île, en moins de trois ans, provoque autant d’admiration que d’étonnement, même chez-nous gens d’Amérique, habitués pourtant aux surprises colossales.
Aucun gouvernement voulant combler le plus exigeant des districts électoraux, n’en aurait fait le dixième.
Énumérons, sans prendre la peine de procéder par ordre.
Dans un sujet jeune comme le nôtre, où chaque chose peut être aisément mise à sa place, cela est inutile, et c’est ennuyeux par-dessus le marché.
Je présenterai dans un article prochain, chaque partie de la charpente; aujourd’hui contentons-nous de jeter un coup d’œil d’ensemble sur la physionomie générale et sur le caractère que cette terre désormais promise revêt de plus en plus distinctement tous les jours.
Voilà tout de suite que se présente à nos yeux la baie Ellis, cette belle grande coquille au dessin si gracieux, si élégant et si correct, |
Elle a trois milles de profondeur sur environ quatre milles de largeur; mais la mer semble s’y retirer indéfiniment, en laissant à sec une longue succession de récifs qui s’étendent à perte de vue jusqu’à la limite extrême de la marée basse.
Impossible de songer à faire là un port de mer, un port de refuge quelconque. Et cependant c’est la seule baie de quelque dimension dans l’île.
Et cependant il faut un port à Anticosti. Maintenant que la légende est détruite, il faut la remplacer, et la remplacer par des réalités fécondes.
L’île d’Anticosti peut avoir cessé d’être un tombeau maritime, cela ne lui donne pas un port. Or, qu’est-ce que c’est qu’une île sans port?
Une fantaisie ruineuse qu’il deviendra impossible de peupler et dont finiront bientôt par s’enfuir les plus déterminés fidèles.
M. Menier a compris tout cela et fait explorer sans retard la baie, en même temps qu’exécuter des sondages minutieux.
Il se trouve que cette fameuse baie Ellis, illustrée par les exploits du dernier des flibustier, n’est pas du tout ce qu’on l’avait toujours cru jusque-là; il se trouve que la longue bande de récifs qui semble se déployer à perte de vue, à marée basse n’est pas faite avec du roc, mais avec de la vase, une vase sans fond qui a fini par prendre, avec le temps sans doute par l’action répétée de la marée, la forme trompeuse, et qu’en prolongeant un quai de trois milles pieds seulement de longueur jusqu’à ce que l’on atteigne une profondeur minima de vingt et quelques pieds d’eau à mer basse, on réussira à créer un des plus beaux ports de mer de la province, ou tout au moins un havre de refuge incomparable dans toute la région du golfe laurentien.
Oui, mais trois mille pieds de quai… sait-on ce que cela représente, rien qu’en déboursés, sans compter le temps qu’il faut y mettre, en prenant pour mesure, par exemple, le temps qui se dépense dans la confection des travaux publics du Dominion? De douze à quinze cent mille francs assurément d’un côté et dix ans de l’autre.
M. Menier n’hésite pas un instant, car il a des projets grandioses en vue pour l’avenir.
Quant à la question d’argent, elle est réglée d’avance; quant au temps, il en faudra trois à quatre fois moins qu’on n’en met dans les entreprises publiques; question encore réglée.
On va se mettre immédiatement à l’œuvre. On a sur les lieux mêmes tous les matériaux de construction nécessaires, le bois, la pierre calcaire, la terre à briques, la meilleure terre à briques qui existe dans toute la province, le chemin de fer Decauville pour transporter rapidement les matériaux, et deux cents travailleurs déjà tout prêts, habitués d’avance à l’organisation et aux règlements qui président à tous les travaux exécutés sur l’île.
Deux larges campements se dressent pour les hommes, une écurie pour les chevaux, et voilà que… de trois milles pieds de longueur, et tous les jours depuis lors, c’est-à-dire depuis environ trois mois, monte et monte incessamment et se dessine de mieux en mieux la structure de ce quai qui va transformer la baie Ellis en un port de premier ordre, où pourront venir mouiller toutes les flottes d’Albion et du Dominion, quand elles voudront venir saluer M. Menier au passage.
En arrière dans la forêt on a déjà asséché un lac de plusieurs centaines d’hectares en superficie, dont on a fait passer les eaux par un canal profond creusé à cet effet jusqu’à la baie, et sur le lit mis à sec on a aussitôt commencé les labours, en vue de l’ensemencement à effectuer dès que sera arrivée la saison des semailles.
Ce qu’est la richesse d’un pareil sol, on le conçoit aisément. Pénétré de sucs nombreux laissés par tous les sédiments du lac, il exsude l’embonpoint et offre une chair où la luxuriante végétation va se délecter à loisir, et où toutes les variétés de céréales pousseront avec enivrement pendant de longues années à venir.
La charrue y entre et le retourne comme ferait un couteau dans un melon très mûr; la semence n’y aura pas été déposée quelques semaines que déjà un épais tapis velouté de tiges vigoureuses et dodues aura remplacé ce qui fut jadis un lac infécond uniquement propre à engendrer des nuées de moustiques et à rebuter le regard de l’homme.
Du reste il en est ainsi du sol de presque tous les endroits de l’île dont on a expérimenté la capacité productive.
L’humus qui le recouvre a une profondeur variée, mais elle est partout très grande, d’au moins un mètre, dit-on, et toutes les cultures pratiquées avec profit sous nos latitudes pourront s’y faire avec une certitude absolue de rendements des plus plantureux.
Et voilà comment l’île d’Anticosti, avec sa physionomie redoutable d’autrefois, renfermait des trésors d’alimentation pour une colonie qui, avec le temps, pourra atteindre aisément plusieurs centaines de mille hommes.
Aujourd’hui, ils ne sont encore que cinq cents; mais ils sont vaillants, disciplinés, courageux, et, sous la direction de spécialistes triés sur le volet par M. Menier lui-même, ils préparent dans l’embryon la grandeur future de cet établissement sans exemple dans notre histoire, qui aura surgi en un jour du fond des forêts et déployé, aussitôt l’essor pris, les grandes ailes de la civilisation.
Quel spectacle que celui de ce petite peuple séparé du reste du monde pendant la moitié de l’année, vivant de sa vie absolument propre, se suffisant à lui-même, organisé comme une société modèle, procédant par la discipline d’abord établie comme base première puis par l’affection mutuelle entre les chefs et par la bienveillance envers tous!
C’est le cœur qui relie toutes les branches et tous les rameaux de cet arbre généreux.
Sous les traits sévères de la discipline et de la réglementation chacun le sent battre et circuler sur tous les points à la fois; aussi chacun est animé d’une même âme, d’une même ambition pour l’agrandissement et le progrès de l’œuvre entreprise.
Il n’y a jamais eu en Amérique une fondation qui puisse être comparée seulement à celle d’Anticosti, tant pour l’originalité de la conception que pour la promptitude dans l’exécution, la souplesse imprimée aux ressorts, l’ordre parfait qui règne dans toutes les parties du service et du travail
Lucien Comettant
L’âme de la colonie, c’est le gouverneur M. Comettant. La moitié de sa vie se passe aux affaires de l’administration, et l’autre à se porter sur tous les points pour y distribuer la vie, la chaleur et l’entrain nécessaire.
Gouverneur, c’est-à-dire surintendant général, chef d’administration, placé à la tête du petit état dont il dirige tous les ressorts. M. Comettant remplit néanmoins une fonction encore plus morale et sociale qu’administrative. Sa présence est un stimulant et on la sent nécessaire dans ce milieu de travailleurs en quelque sorte exilés volontaires, qui peut s’abandonner trop aisément à l’ennui et au regret du foyer lointain.
Lui s’ingénie à trouver tous les moyens possibles de réconforter son petit peuple, à faire apparaître les images souriantes à l’horizon, et à écarter les faiblesses en même temps qu’à relever les vigueurs.
Tous ses mouvements, toutes ses paroles le révèlent comme un homme possédé impérieusement de la même et unique pensée, le succès de la grande œuvre entreprise par monsieur Menier et la découverte de tous les accessoires, petits et moyens qui peuvent y conduire.
Quant il a un visiteur en mesure, soit par sa condition, soit par son état, de contribuer en quoi que ce soit à faire ressortir dans le Dominion ou à l’étranger la beauté de cette œuvre et ses prodigieuses conséquences, il déborde envers lui de complaisance et de courtoisie, il se met à son service tout entier, le promène partout où le visiteur pourra trouver quelque notion à prendre ou à corriger, et saura, avec une verve qui ne tarit point, avec un entrain de méridional convaincu, l’échauffer et l’éclairer à la flamme qui l’anime, et en même temps lui donner cette jouissance inexprimable pour tout homme désireux de connaître, qui est d’être renseigné sur tous les points, d’apprendre tout ce qu’il désirait savoir.
Dans sa maison, M. Comettant est un bout-en-train infatigable. Là il s’épanche, déborde et redevient uniquement le camarade, le bon compagnon, l’ami avec lequel on csroit avoir passé de longues années de jeunesse.
Il parle, parle, mais dit toujours quelque chose. Il peut toucher à touts les points, car il a tout vu et connaît à fond le monde américain qu’il a pratiqué pendant de longues années au service de la Compagnie Transatlantique, dont il était l’un des officiers. Il a invariablement le mot clair, net, frappant.
Toujours prêt, toujours chargé, il faut qu’il éclate, et il ne pourra en finir avec son endiablée de verve qu’après que tous les aliments auront été épuisés, sans que lui-même soit près de l’être.
Monsieur Menier aurait pu difficilement se passer d’un homme de ce tempérament, aux débuts d’une entreprise qu’il tentait avec tous les risques d’un effrayant et inconnu et avec toutes les grimaces du destin folichonnant autour de lui.
Le printemps dernier M. Comettant s’imagine de fonder une fanfare dans l’île d’Anticosti. Voyez-vous cela une fanfare dans l’île de Gamache, dans l’île aux ours? Le moins qu’on pût redouter c’est qu’elle manquât d’éléments. Des instruments? Le Savoy est là qui peut les emporter tous dans un voyage.
Mais comment composer la fanfare? Bast! M. Comettant a six filles. Il prend les trois ainées, c’est bien simple, et les met dedans, la première comme grosse-caisse, la seconde comme cornet, et enfin la dernière, une fillette de douze ans, pour taper sur le triangle. Et en avant la musique!
Le reste de la fanfare, il le compose d’éléments pris de bric et de brac parmi ceux qui se présentent. Eh bien! Savez-vous que cette fanfare improvisée a donné en trois mois des résultats incroyables? Voilà.
Et, l’hiver prochain, elle sera une occasion de réunion et de plaisir intime qui aura les résultats les plus heureux, en dehors des attraits de la blonde Eurydice, même pour des insulaires.
Et voilà comment, sur ces bords jadis inaccessibles, les voix glapissantes des goélands et des margots sont couvertes aujourd’hui par les accents bruyants et trombones, des ophycléides et des grosses-caisses.
Tant il est vrai que c’est l’âme qui fait les choses, et que là où elle vibre la fanfare est toute montée!
ARTHUR BUIES. |