Oscar Comettant est correspondant de Guerre pour le journal parisien Le Siècle dans la dispute Holstein-Schlewing du Danemark se défendant contre la Prusse et l’Autriche.
Ile d'Als, Soderborg, le 5 mars 1864
Je suis arrivé à Suderborg dans l’île d’Als (Alsen suivant l’orthographe allemande), avant hier soir, à sept heures, après un voyage constamment égayé par la vue d’une partie des îles de la fionie. Ces îles sont d’un aspect ravissant. En été, elles doivent justifier par leur puissante végétation et les jolies maisons en briques qui se cachent à moitié sous des touffes de verdure et de fleurs, le titre ambitieux que leur ont donné les Danois de terre promise.
Sonderborg, à une demi-heure de route des fortifications de Duppel, est un gros bourg habité en temps ordinaire par environ trois mille âmes. Aujourd’hui il donne par surcroit l’hospitalité à quinze ou vingt milles hommes de l’armée danoise.
On ne sera pas étonné après cela d’apprendre qu’il n’y a pas, dans Suderborg, une seule chambre à louer, et que les lits, si médiocres qu’ils soient, sont de véritables objets de luxe.
Toutefois, je n’ai pas à me plaindre sous le rapport du logement: j’ai pu, pour passer une première nuit, me procurer un fauteuil, ce qui est moins rare qu’un lit, mais ce qui n’est point commun, tant s’en faut.
Comme j'allais m’installer de mon mieux sur ce meuble plus ou moins rembourré, l’hôtelier se présenta à moi un second fauteuil à la main. Ayant appris que je suis français, et le seul français en ce moment à Als, il avait voulu me faire honneur et m’offrait ce second fauteuil comme une rallonge dont je devais apprécier tout le prix.
Que mon hôtelier reçoive ici l’expression de ma vive gratitude pour cette attention philanthropique. Mais ce n’était pas tout, et il me fit comprendre par gestes, - cette langue universelle, - qu’il ne serait pas impossible qu’il fût possible, dans un temps assez court, d’avoir pour moi une couche plus confortable même que les deux fauteuils réunis. Il me dit d’espérer et j’espérais.
Le lendemain j’avais un lit, mais sans matelas. Tout me porte à croire que j’aurai pour la nuit prochaine un lit complet, c’est-à-dire un lit avec un matelas. Tout va donc pour le mieux pour les correspondants de journaux, dans le meilleur des champs de bataille possible.
Les correspondants de journaux forment à Suderborg une petite colonie très respectée et très libre dans ses allures. Ce n’est point ici comme du côté de l’Austro-prussien, et nous ne sommes pas exposés à être, comme mon confrère d’Arnoult, maltraités, emprisonnés, et finalement expulsés pour cause de correspondance trop sincère.
J’ai été reçu avec une cordiale sympathie par M. Brove, correspondant du journal danois Dagbladst; par M. Gallenge du Times, et par M. Dicey, du Daily Telegraph.
Ces messieurs sont ici depuis une quinzaine de jours, attendant pour en rendre compte le terrible drame qui se prépare.
Mon premier soin, au lendemain de mon arrivée à Als, a été de me présenter au général commandant en chef de l’armée danoise, pour qui le ministre de la guerre à Copenhague, avait bien voulu me donner une lettre de recommandation.
L’accueil le plus empressé et le plus amical m’a été fait par le général et par tous les officiers avec lesquels j’ai été mis en rapport.
Ils parlent tous le français, beaucoup d’entre eux ont fait un séjour plus ou moins long à Paris, et quelques-uns m’ont embarrassé par leurs questions sur les acteurs et surtout sur les actrices de nos petits théâtres, qu’ils connaissent infiniment mieux que moi.
Ayant manifesté le désir de visiter les fortifications de Duppel, le chef d’état-major m’a aussitôt fait délivrer un sauf-conduit, qui me permet de circuler librement partout. Un officier de l’état-major à qui j’étais recommandé, m’a proposé très gracieusement de m’accompagner dans cette promenade, ce qui a été pour moi une véritable bonne fortune.
Quand on a traversé le pont qui lie Suderborg aux fortifications de Duppel, on trouva une maison de paysan avec un moulin à côté. C’est dans cette maison qu’est logé le chef des avant-postes, et c’est dans ce moulin qu’il a établi son observatoire. De là, le regard domina toute la position, et pas un mouvement n’échappe à l’observation.
Au moment où nous passions devant cette demeure, nous en vîmes sortir le chef des avant-postes lui-même, qui, suivi d’une ordonnance, se rendait à l’appel d’un parlementaire. Ce parlementaire avait pour mission de remettre une liasse de papiers parmi lesquelles se trouvaient quelques lettres adressées à leur famille par des blessés danois faits prisonniers.
En arrivant à un emplacement où sont construites des baraques couvertes de paille à l’usage des officiers, nous rencontrâmes les avant-postes qui se rendaient à Sunderborg.
Ce détachement avait eu, au point du jour, un engagement avec les avant-postes prussiens. Pendant une heure ils s’étaient fusillés sans autre but que celui de s’entretenir la main; car ce ne sont pas quatre blessés, deux ou trois morts d’un côté et de l’autre qui peuvent avoir un résultat quelconque sur l’issue de la campagne.
Les habits maculés de cette petite légion, leurs bottes relevées sur le pantalon, leur ordre de désordre ajoutait à l’expression des visages, sur lesquels se peignaient la fatigue et l’énergie.
Le soldat danois n’a pas, il est vrai, au même degré que le soldat français, cette allure militaire, grâce, pimpante, souple, intelligente et sûre d’elle-même, et qui, il faut bien le dire, n’appartient qu’à nos troupes; mais, ils sont remplis de courage.
Ils savent qu’ils combattent pour défendre le territoire menacé, et paraissent résolus à affronter la mort avec le calme et le sang-froid de l’héroïsme réfléchi.
Si nos soldats, me disait l’officier qui m’a fait l’honneur de me conduire à Duppel, voyaient seulement une fois les français attaquer l’ennemi avec cette audace qui leur est propre, ils seraient bien près de faire comme eux. Il leur manque ce noble exemple pour devenir des soldats accomplis.
L’esprit des Danois comme celui de tous les hommes du Nord, est généralement sérieux, ce qui n’a pas empêché les soldats de jouer au maréchal Wrangel, une farce à leur façon. Ils ont fait un mannequin colossal habillé à la prussienne, qu’ils ont cloué au mur d’une maison près de Duppel. Sous ce mannequin on lit le nom du commandant en chef des troupes alliées.
Toutes les fois que les avant-postes rentrent à Suderborg, après un engagement avec les avant-postes prussiens, ce qui arrive à peu près tous les jours, ils donnent à ce mannequin une sérénade infernale à l’aide d’instruments de fantaisie tel qu’on n’en vit jamais de semblables au Conservatoire de musique.
Les soldats rient beaucoup de ce charivari en l’honneur du commandant en chef des troupes ennemies. Toujours ils finissent par mêler au bruit des instruments le son de leur voix, dans une chanson comique ou dans l'hymne national.
Sans être le moins du monde savant stratégiste, il ne m’a pas été difficile de comprendre l’hésitation des Austro-prussiens à tenter de se rendre maîtres de la position de Duppel.
D’un seul coup d’œil on voit ce que l’armée allemande aurait à faire d’efforts pour s’emparer des premières lignes de fortifications, derrière lesquelles se trouvent les profonds fossés hérissés d’obstacles, après lesquels existent encore de nouvelles lignes de fortifications, sans compter le reste que je ne veux pas dire.
Toutes ces fortifications sont armées d’excellentes pièces de siège, parmi lesquelles un certain nombre de pièces de 84. Ces canons portent à une distance d’environ quatre milles des boîtes à mitraille qui renferment cinquante-quatre balles du poids d’un demi-kilo chacune.
La boite crève en route et s’épanouit en une gerbe de fer défonçant les poitrines, brisant les crânes, fracassant les mâchoires, enlevant les bras et les jambes et perforant les poumons.
Quand la canonnade deviendra générale, ces balles obscurciront l’air et tomberont sur l’ennemi, pressées comme la grêle sur un champ de blé par un orage d’été. Que les Austro-prussiens tentent seulement de s’emparer de Duppel, et les morts et les blessés couvriront, à demi noyés dans le sang, cet étroit champ de bataille.
On ne conduit pas de gaieté de cœur des milliers d’hommes à une mort fatale, sciemment prévue, sans réfléchir à deux fois; et voilà sans doute pourquoi les Allemands se sont tenus jusqu’ici prudemment cachés dans les différentes forêts qui s’offrent sur les deux côtés et en face du plateau de Duppel.
Pourtant, comme je l’ai dit dans une précédente lettre, l’honneur militaire, si chatouilleux partout, est engagé chez les Prussiens, lesquels voudront prendre sans doute et coûte que coûte leur revanche de Missunde. Il y a plus qu’un engagement d’honneur militaire à vider, il y a une proclamation ridicule de principe à faire (illisible). Pour dire comme il faut, (illisible), aussi, à chaque moment s’attend-on ici à voir commencer l’attaque sur toute la ligne.
L’armée autrichienne a été observée cette après-midi et ce mouvement parait indiquer l’intention de l’ennemi de concentrer les forces devant la position qu’il s’agit d’attaquer, et dont la prise entrainerait la perte totale de l’armée danoise, forcée comme je l’ai déjà dit, de se rendre ou de mourir dans l’île d’Als.
Du point le plus élevé de Duppel, j’aurais pu très distinctement, à l’œil nu, voir une partie de l’armée prussienne, mais les arbres de la forêt qui la cachent à tous les regards.
De là, aussi je me suis parfaitement rendu compte des moyens d’attaque possible contre les Danois.
Duppel est une presqu’île reliée à la terre ferme par une langue de terre de deux mille mètres de largeur, pas plus. Cette tarte, en outre, est détrempée extraordinairement sur les côté et n’offre aucun de ces plis de terrain si favorables aux colons.
D’ailleurs, il faudra donc que ces colonnes marchent à découvert et suivent sur la route, peut-être en moins de temps que les colonnes d’assaut marcheront sur le canon par la foulée de terre, les Austro-prussiens (illisible) ont-ils de prendre l’objectif en flanc. Mais que de difficultés! A droite, vers le sud, il n’est pas impossible sans doute de jeter un pont en douce.
Ou (illisible), malgré la force du courant; mais à côté est très fortifié par des pièces de campagne et des pièces de siège. En (illisible) les compagnies danoises qui se tiennent en cet endroit pourraient être d’un grand secours. On peut dire a priori que, tant qu’un seul canon danois restera monté, le pont ne pourra pas être fait. On ne pense pas ici que l’ennemi tente de construire ce pont.
Sur le flanc droit, trop large pour qu’un pont puisse y être jeté, on ne pourrait que pratiquer un débarquement de troupes. Mais, combien de barques pourraient atteindre l’île d’Als, sous le feu redoutable du monitor danois, sans compter les pièces d’artillerie de terre qui joueront rigoureusement leur rôle en cette occasion.
Du côté de la route, et sous la protection des canons élevés sur le plateau, Les Danois essaieront certainement d’arrêter l’ennemi, si une bataille aura lieu en avant du joli petit village de Düppel, qui a donné son nom (illisible). Déjà, il n’y a plus un seul habitant dans ce village; ils ont tous émigré avec leurs bestiaux et leurs meubles dans l’île d’Als attendant là, l’issue des événements.
Si les soldats danois sont refoulés par le nombre, ordre est donné d’incendier ce village, afin que les Austro-prussiens ne trouvent aucun refuge et qu’ils restent à découvert. Du village de Düppel jusqu’aux forteresses danoises, il y a deux mille mètres à parcourir sous la mitraille de cent pièces d’artillerie.
C’est à y renoncer, me disait plaisamment un officier supérieur, qui ajoutait avec une profonde conviction que seuls les français, par leur courage et la légèreté leurs mouvements, seraient capables d’un semblable tout de force.
Je cite ces paroles pour montrer jusqu’à quel point, à l’étranger, est porté le prestige de nos armes. Ce qui n’empêche pas les Prussiens de parler sérieusement du moment où ils entreront en triomphateurs à Paris.
Mais rien n’est plus divertissant que certains allemands, quand ils parlent sérieusement de certaines choses.
Le célèbre professeur d’histoire, Frédéric Schlern, me faisait voir à Copenhague, il y a quelques jours, un journal allemand dans lequel on disait que le bon Dieu est allemand. D’où il résulte que le séjour du Très Haut touche de bien près à la Germanie, ou que tout au moins les célestes états feront un jour partie des états, un peu moins célestes peut-être, de la confédération allemande.
Je voudrais compléter cette lettre en entrant dans quelques détails sur l’uniforme du soldat danois, sur ses habitudes, et sa façon de vivre en campagne; mais cette lettre est déjà longue, et je crains de manquer le courrier de Copenhague.
Demain ou après demain, je vous donnerai, mon cher directeur, ces détails; et, s’il survient quelque chose d’important, je vous en ferai part de visu, car nous sommes ici aux premières loges pour tout voir et tout entendre.
P.S. Aujourd’hui ont eu lieu, dans tout le royaume de Danemark, les élections pour la nomination des cent trente députés qui doivent former le folkehing, une des chambres du rigsraad. L’île d’Als est le seul point du Schleswig où les élections aient pu avoir lieu en vertu de la constitution du 18 novembre dernier, qui a surtout été faite en faveur du Schleswig.
O vicissitudes des choses humaines!
J’ai assisté à l’opération des élections, qui s’est faite ici dans la salle de l’hôtel de ville. Deux candidats étaient en présence pour la circonscription de Suderborg: l’un était un avocat, l’autre le bourgmestre, M. Finsen. Après une profession de foi faite par les deux candidats, on a procédé à l’élection, par assis et levé. La nomination des candidats a lieu ici comme en Angleterre, à la majorité relative des voix.
La loi accorde un quart d’heure au candidat qui juge comme douteuse l’expression des votes par assis et levé, pour réclamer le droit de recourir au scrutin. Ce droit n’ayant pas été réclamé par le compétiteur de M. Finsen qui, évidemment, l’emportait à une grande majorité, M. le bourgmestre a été élu député.
Les électeurs, au nombre d’environ cent cinquante, se sont paisiblement retirés après avoir poussé neuf hourras en l’honneur du Danemark et du roi.