L'ILE D'ANTICOSTI par Damase Potvin
En 1900, la ferme de la Baie Sainte-Claire comprenait quatre-vingts arpents de terre en culture. On comptait alors plusieurs autres fermes sur l'île mais de moindre importance.
Sur la route dont nous venons de parler, à un endroit appelé le "Carrefour de la Croix Rouge", un embranchement conduisait à L'Anse-aux-Fraises où étaient alors établies dix-sept familles acadiennes dont la plupart venaient des Iles de la Madeleine d'où elles étaient parties en 1874.
Elles vivaient du produit de leurs pêches mais elles faisaient aussi un peu de culture. Il y avait là une chapelle et une école.
Le second embranchement de la route Sainte-Claire - Baie-Gamache conduisait au lac Plantin où on avait fait de grands défrichements. Le long de la route, on rencontrait la Ferme Rentilly, appelée ainsi du nom d'une propriété d'un frère de M. Menier en France.
On voyait aussi deux parcs à renards, l'un pour la gent argentée et l'autre pour les croisés. Près de la Baie Gamache on rencontrait encore la ferme de la Maynardière, nommée ainsi en l'honneur de Maynard, un ami de M. Menier qui visita l'île en 1898.
Bref, sur ces différentes fermes, en 1899 on comptait deux cents arpents en culture. On y avait ensemencé 182 minots d'avoine, 91 minots d'orge, 196 minots de germes de pommes de terre, 30 minots de maïs, 27 minots de pois, 500 livres de mil, 300 livres de trèfle blanc et rouge.
Tout avait poussé très bien, et la récolte, cette année-là, fut des plus satisfaisantes. Les légumes des potagers étaient aussi beaux que les plus beaux que l'on voit sur les marchés de Québec. Enfin, plus de 400 arbres fruitiers d'espèces variées furent plantés au printemps de 1899, sur plusieurs points de l'île.
Du côté des industries, à cette époque, on voyait sur l'île trois scieries en marche: l'une à la Baie Sainte-Claire et les deux autres à la Baie Gamache et au lac McCarthy.
Plus de 250 hommes étaient employés à l'année dans ces scieries qui étaient sous la direction de M. Adolphe Jacquemart, ingénieur français chargé en outre par M. Menier de voir aux développements des travaux de menuiserie, de plomberie, de forges, de peinture, etc.
On faisait aussi sur l'île de grands travaux de coupe de bois. Dans l'hiver de 1898 à 1899, un entrepreneur du Cap Saint-Ignace, M. Arthur Bélanger avait fait couper 50,000 billots dans les environs du McCarthy et l'année suivante 60.000, pour les besoins de la population de l'île.
Mais il serait trop long même d'énumérer tous les travaux entrepris à cette époque par le nouveau propriétaire de l'Ile d' Anticosti.
Rappelons encore que M. Jacquemart fit enlever les eaux du lac Gagnon, à la Baie Gamache, par le moyen d'un canal d'égout long de 4,300 pieds. Le fond du lac donna cent-cinquante arpents de terre de première qualité.
On fit également assécher le lac de la Marne qui donna cent quatre-vingts arpents de terre. Puis, à la Baie Gamache, on construisit le quai probablement le plus long du Dominion: 3,500 pieds.
M. Henri Menier avait d'abord eu l'idée de faire de la Baie Sainte-Claire l'entrepôt principal de l'Anticosti et, à cette fin, comme on l'a vu, il avait fait construire plusieurs édifices de caractère permanent, mais plus tard, pour de multiples raisons, il dut établir la ville principale à la Baie Gamache.
Le site était admirablement choisi, au fond d'une vaste baie entourée de verdoyantes collines.
Ajoutons qu'il y avait alors à la Baie Sainte-Claire un curé résident, qui était M. l'abbé Louis Boily qui desservait une chapelle construite par M. Menier.
Aussi un médecin, le Dr Marie-Jean-Baptiste-Joseph Schmith, de France, une institutrice payée par M. Menier comme étaient payés par lui tous les articles de classe et les livres scolaires.
Étaient également payés par le propriétaire les soins donnés aux malades dans l'hôpital où l'on voyait un joli musée des règnes animal, végétal et minéral de l'île, ainsi qu'une belle collection de peaux de renards argentés, rouges, et croisés, de peaux d'ours, de martres, de loutres, etc., en plus d'une collection d'oiseaux capturés sur l'île.
Mentionnons encore un parc d'une douzaine d'arpents carrés appelé «Sanatorium» situé à un mille de la Baie Sainte-Claire et réservé aux animaux importés dans l'île, et où en arrivant ils étaient mis en quarantaine pour y subir l'épreuve de la tuberculine.
Comme on le voit, sous les coups de… dollars d'un millionnaire français, l'Ile d'Anticosti, en peu d'années, s'était transformée comme par enchantement.
L'intérieur de l'île étant jusqu'alors entièrement inconnu, on entreprit, pendant l'hiver de 1898-99, un chemin qui devait traverser l'île dans toute sa longueur. On n'en put malheureusement terminer que trente-cinq milles.
Lucien Comettant fait régner la démocratie et le rapprochement
Un article publié dans la Patrie du 15 juillet 1900 semble résumer l'œuvre de M. Menier dans cette île, On y lit:
"La Baie Sainte-Claire, par ses mœurs, a l'air d'un coin détaché de la vieille et classique Arcadie. On y vit doucement dans l'intimité, le calme et le bonheur.
Le petit village a l'air d'une grande famille où tout le monde s'aime et se respecte.
Ainsi, le jour, M. Commettant dirige tous les employés et est leur supérieur; le soir, il devient chef de fanfare et d'orphéon.
"M. Commettant fait fleurir la vraie démocratie à la Baie Sainte-Claire; il s'applique à rapprocher les grands et les petits, les supérieurs et les inférieurs, à faire qu'il n'y ait pas de castes, et cette vie en commun, enjolivée par une fraternité charmante, et par la vieille politesse française offre un sujet de réflexion profonde à ceux qui s'intéressent à l'amélioration du sort des foules.
En face d'une si belle œuvre, la presse anglaise, qui a témoigné tant d'hostilité à M. Ménier, doit aujourd'hui regretter ses injustifiables attitudes.
Elle s'est imaginé un moment que ce grand industriel français s'était établi à l'Ile d'Anticosti pour y créer une forteresse de France tandis que les travaux qu'il y fait consistent en du défrichement, de l'exploitation agricole, de la civilisation."
La Consilated Paper Co. achète l'île
Cette œuvre de M. Henri Menier et, plus tard, de son frère, Gaston Menier, se termina malheureusement en 1926 alors qu'au mois de juillet de cette année-là, M. Gaston Menier vendait l'île pour la somme de $6,500,000 à l'Anticosti Corporation formée comme on l'a vu de trois compagnies d'exploitation forestière.
Aujourd'hui — en 1939 — l’Anticosti Corporation est devenue une filiale de la "Consolidated Paper Co." qui est considérée comme propriétaire actuelle de l'Ile d'Anticosti.
L'Anticosti Corporation avait acquis l'île pour y exploiter les belles et grandes forêts qu'elle contient. De fait, pendant plusieurs années, cette compagnie a fait de grands chantiers sur l'île mais elle a finalement compris que le bois, qui lui revenait à $20.00 et même $25.00 la corde, lui coûtait trop cher, et elle a abandonné son exploitation.
Anecdotes sur l'ère Menier
(l'arche de Noé de M. Picard et la chasse à l'ours à la française)
Mais dans l'existence de cette nouvelle Arcadie surgie des brumes du Golfe Saint-Laurent, il y aurait eu quelques petites anicroches ou plutôt quelques côtés amusants dus surtout au fait que ces nouveaux colonisateurs de l'Ile d'Anticosti, tous Français de France, étaient généralement peu au courant des moeurs, coutumes et surtout conditions climatiques de notre pays.
Car les MM. Menier ne voulurent placer à la tête de leur vaste organisation que des spécialistes venus de leur pays, n'ayant pas voulu même écouter, en certaines circonstances, les conseils parfois pleins de sagesse que leur dictait l'expérience des autochtones.
Ainsi, le directeur de la ferme de la Baie Sainte-Claire, M. Picard, était, avons-nous dit, un diplômé de l'Ecole d'Agriculture de Grignon, France, et quand il arriva à l'Ile d'Anticosti, il venait directement du Congo français où il avait passé plusieurs années.
Il dut se sentir assez dépaysé dans l'Ile d' Anticosti. Aux premières neiges du premier hiver qu'il passa dans l'île, lorsqu'il s'agit de charroyer le bois de chauffage destiné à la colonie, il ne voulut jamais entendre parler d'utiliser à cette fin les nécessaires petites traînes canadiennes, les seules dont on puisse se servir pour cette opération dans nos pays de colonisation.
Il voulut se faire construire un véhicule à son goût. Aussi, les indigènes faillirent tomber à la renverse sous l'éclat de rire qui les secoua quand apparut à leurs yeux la "traîne" de M. Picard.
Ils crurent voir l'Arche de Noé. Une bonne partie des bêtes de trait de l'île fut réquisitionnée pour la transporter dans la forêt.
Là, on la chargea copieusement. Mais ensuite, il fut impossible de la faire bouger de l'endroit où elle était placée.
Il fallut finalement en venir aux petites traînes canadiennes pour décharger le véhicule de M. Picard dont la construction avait coûté une somme folle et qui fut démantibulée dans la suite sans avoir jamais servi à quoi que ce fut.
Même dans leurs divertissements, les colonisateurs français de l'île, pour avoir voulu se fier exclusivement à leurs lumières, ne furent pas toujours très chanceux.
Les bêtes sauvages même se montrèrent réfractaires aux méthodes trop modernes de la France.
De son château de la Baie Gamache, le seigneur Menier organisa, un jour, une chasse à l'ours à l'affût. On voulut appliquer exclusivement pour cette chasse les règles de la vénerie française moderne.
À la brunante de ce jour, le parti armé des fusils les plus dernier cri fut placé à un bon endroit, au lac Plantin, par des guides français accoutumés à la chasse aux sangliers dans la brousse française.
Les nuits sont froides à Anticosti et les gorges se contractent vite sous les morsures de la bise. Mais défense de tousser ou d'éternuer. On toussa et on éternua quand même à qui mieux mieux.
Enfin, la bête est signalée, et les piqueurs donnent le signal convenu: Taïaut!... Taïaut!... Une bruyante décharge de mousqueterie trouble le silence de l'île. On se rue sur la proie. Hélas! Une vingtaine de balles avaient traversé un baril vide d'huile dont on s'était servi pour apporter les appâts de l'ours ...
Pendant ce temps, avec d'antiques pétoires qui se chargeaient par la gueule, des braconniers de la Côte Nord abattaient par dizaines, de l'autre côté
de l'île, les beaux ours de M. Menier ...
Anticosti, les règlements de Menier
Le règne des Messieurs Menier sur l'Ile d'Anticosti avait duré trente-et-un ans. Durant ce temps, l'Ile d'Anticosti fut regardée comme une propriété privée, dépendant de la province de Québec et régie par les lois du Canada et de notre province.
Les habitants de l'île, qui ne pouvaient y résider qu'en vertu de baux et de permissions régulières, devaient se soumettre à des règlements spéciaux d'administration ou de police édictés par le propriétaire lui-même.
Voici la nature de quelques-uns de ces règlements.
Baie Sainte-Claire, village fantôme
On se demande, sans doute, ce qu'est devenu, après le départ des Ménier, le joli village de Baie Sainte-Claire, de même que celui de Baie Gamache?
Abandonnés, quoi! Du moins celui de Baie Sainte-Claire. En 1929, lorsque nous le visitâmes, tout y respirait la tristesse de l'abandon. Il ne restait plus, de ce côté de l'île, que quelques pêcheurs qui y faisaient la pêche au flétan.
Nous apercevions des maisons basses, qui avaient dû être jolies naguère, maintenant enrobées de léthargie. Quelques-unes étaient encore habitées. Les autres étaient vides, closes à jamais.
De plusieurs, écroulées sur elles-mêmes, on apercevait les squelettes rompus. Les maisons encore vivantes restaient morosement debout à côté des mortes. Elles ont eu, un peu plus tard, leur tour.
Quoi de plus sinistrement triste qu'un village abandonné, destiné à périr; un village naguère fourmillant de vie, et qui agonise maintenant ?...
Il en fut à peu près de même du village de Baie Gamache, qui avait remplacé celui de Baie Sainte-Claire et où, depuis, toute la vie de l'île s'est pourtant réfugiée.
C'est là, en effet, que résident à l'heure présente — 1938 — les quelques familles qui habitent encore l'Ile d'Anticosti, à part celles des quelques gardiens de rivières à saumons qui coulent dans l'intérieur de l'île.
Mais là aussi, les maisons meurent petit à petit de même que les édifices qui d'année en année, ferment leurs portes. On peut encore visiter le Château Menier qui est encore habité par une famille qui en a la garde pour l'Anticosti Corporation.
C'est là que les riches propriétaires de l'île, de 1895 à 1926, avaient établi leur résidence; un véritable château de la Loire sis au bord de la Baie Gamache. Nous ne voudrions pas oublier de dire un mot de ce château, réalité féodale française comme perdue dans les brumes du Golfe Saint-Laurent.
Mais nous ne voulons pas entreprendre d'en décrire les charmes de même que les beautés artistiques et architecturales.
Les MM. Menier n'avaient rien épargné pour sa construction, son ameublement et son ornementation. Son extérieur cependant, d'un style simple, ne laisse rien prévoir des richesses et des beautés de l'intérieur.
Anticosti Corporation, les règlements dans la continuité de Menier
Comme il y a eu dans l'Ile d'Anticosti l'établissement Joliet, rétablissement Forsyth, I’établissement Menier, il y a eu, en dernier lieu, l’établissement de l'Anticosti Corporation. À la vérité ce dernier fut un peu la continuation de celui des MM. Menier, du moins en ce qui regarde les règlements de l'île et la vie en général des habitants de ce petit état dans l'Etat.
Nous aimons à donner à ce sujet les notes que nous avons recueillies nous-mêmes au cours de deux visites que nous avons faites sur l'île, en 1929 et en 1931, alors que l'île appartenait à l'Anticosti Corporation qui avait alors comme gérant M. François Faure, homme aimable par excellence et de qui nous tenons la plupart des renseignements suivants.
Tout travailleur est présentement admis dans l'île mais il n'y a pas accès avant d'avoir prouvé qu'il est apte au travail pour lequel il s'engage.
Le service d'immigration est là pour établir le contrôle.
À ce dernier s'ajoute le service médical qui était, en ces dernières années, sous les soins du Dr J.-M. Martin,
aidé du Dr Paquet. Ces deux médecins s'emploient à préserver la population de l'île contre les dangers du dehors.
Elle semblait bien protégée en 1931 car, cette année-là, il n'y eut pas un seul cas de maladie d'adulte ou d'enfant.
La population catholique, qui est en grande majorité, a son église qui était desservie, en 1931, par le Père Lestrade, eudiste, payé par la Compagnie.
Il était aidé par un vicaire que le curé paie lui-même, la compagnie lui fournissant le traitement nécessaire. Le curé n'a pas de casuel, et c'est dire qu'il ne doit rien charger aux fidèles pour les services du culte. La population n'a rien à payer non plus en dîmes.
La compagnie a un service parfait de police et de protection contre le feu. Une prime est donnée aux vingt-cinq pompiers volontaires que compte le poste chaque fois qu'ils sortent pour un incendie.
Il y a un service d'aqueduc dont l'eau est chlorinée. Une petite chute produit une énergie électrique de 850 CV pour l'éclairage des rues et des résidences.
La ferme de la Compagnie est sous le contrôle d'un médecin vétérinaire, et le troupeau des laitières est périodiquement examiné. Le lait de ces vaches est servi à domicile dans des bouteilles cachetées.
Du côté éducationnel, nous avons remarqué que les Sœurs de la Charité dirigent un couvent maintenu par les soins de la Compagnie qui paie un salaire aux religieuses.
Les élèves, qui étaient au nombre de 144 en 1929, ne paient qu'une somme minime pour les frais de leur instruction. La Compagnie paie, en somme, quatre-vingt pour cent de l'instruction des enfants de l'île.
L'Anticosti Corporation mettait alors à la disposition de la population un magasin général où l'on trouvait à peu près de tout mais les habitants étaient libres de faire venir d'ailleurs les marchandises qu'ils voulaient.
La Compagnie possède aussi de vastes usines qui renferment la machinerie nécessaire, même pour construire des locomotives de chemin de fer.
Elle y fabrique tout l'outillage nécessaire à ses chantiers de coupe de bois.
Enfin, les officiers de la Compagnie ont toujours voulu que l'isolement ne décourage pas leurs employés.
Aussi accordent-ils beaucoup d'attention aux amusements. L'île possédait en 1929 un théâtre, une salle de pool et de billard, un tennis et même un terrain de golf.
Chaque automne, à cette époque, on y avait une grande fête pour toute la population et, à Noël et au Jour de l'An, distribution de cadeaux.
Ajoutons que la Compagnie loue à ses employés ses maisons pour le prix de $20.00 par mois, chauffées et éclairées.
Elle assure le ravitaillement à toute la population. En été, les trente familles qui sont disséminées autour et dans l'intérieur de l'île, comme gardiennes des rivières à saumons, jouissent d'un service hebdomadaire de la poste et des provisions.
Et l'on use à cette fin d'une fine goélette à voile et à essence, la «Joliet».
Un service téléphonique fonctionne sur une longueur de cent milles, c'est-à-dire sur presque toute l'île. Pour le ravitaillement de la population, enfin, la compagnie achète en provisions et en matériel, chaque année, pour une somme de $1,250,000