Oscar Comettant dans Larousse, Trousset. — Livres de Oscar Comettant. — Décorations officielles. — Origine des cicatrices. — En duel pour sa soeur Clara. — Études au Conservatoire de Paris. — Cherubini, le directeur. — Polémique avec Louis Azévédo. — Guerre Autriche et Prusse (1964). — Napoléon III, la légion d'Honneur mais républicain. — Son ami Émile Jonas.
Asnières, octobre 1921
Chère Mademoiselle Marie-Louise (fille de Victor de Lotbinière Laurin et de Joséphine Paquet, petite-fille de Zéphirin Paquet),
vous m'avez imposé une «job».
«Job» est un mot anglais qui veut dire tâche, chose à faire et qu'emploient nombre de nos bons et braves canadiens-français qui, pour la plupart, seraient très embarrassés de dire papa ou maman dans la langue de Shakespeare.
Cette tâche, je vais donc m'efforcer de la remplir le mieux que je pourrai. Mais, il me faut tout d'abord implorer votre indulgence, ces quelques notes biographiques sur mon père, ma mère, ma femme et moi étant écrites sans ordre, au fur et à mesure de mes souvenirs, au courant de la plume, «Currenti Calamo», disent les latinistes.
Les Larousse, Trousset, etc. écrivant tous sur mon père, ou à peu près, ce qui suit:
«Commettant, Jean-Pierre Oscar, compositeur de musique et écrivain français, est né en 1819 à Bordeaux où il fit ses études. Après un séjour assez prolongé aux États-Unis, il revint en France et collabora à divers journaux parisiens, notamment au Siècle, dont il est devenu le critique musical, et au Ménestrel, journal de musique. Entre-temps, il composait des romances, des morceaux de musique pour piano et se produisait comme virtuose dans des concerts où il exécutait surtout des morceaux de sa composition».
«Il a fondé en 1871, avec Madame Comettant, l'Institut Musical, école de musique pour dames, où sont donnés des cours de solfège, de chant, de piano, d'orgue, d'harmonie, d'accompagnement, etc. qui semblent avoir eu du succès».
«Au mois de mai 1886, monsieur Oscar Comettant a été chargé par le ministère de l'Instruction publique d'une mission dans la Suède et la Norvège pour l'étude des chants populaires scandinaves».
«On a de Monsieur Oscar Comettant:
(1) Trois ans aux États-Unis (1857);
(2) La propriété intellectuelle au point de vue de la morale et du progrès (1857);
(3) Histoire d'un inventeur au dixième-huitième siècle, Adolphe Sax, ses ouvrages et ses luttes (1860);
(4) Le nouveau monde, scène de la vie américaine (1861);
(5) Musique et musiciens (1862);
(6) Les civilisations inconnues (1863);
(7) L'Amérique telle qu'elle est, voyage anecdotique de Marcel Bonneau dans le Nord et le Sud des États-Unis (1864);
(8) Le Danemark tel qu'il est (1865);
(9) Voyage pittoresque et anecdotique dans le Nord et le Sud des États- Unis d'Amérique (1865), illustré;
(10) De haut en bas, impression pyrénéennes (1868);
(11) La musique, les musiciens et les instruments de musique chez les différents peuples du monde (1869);
(12) Francis Planté, portrait musical (1874);
etc.
Monsieur Oscar Comettant a été décoré de la Légion d'honneur le 9 juillet 1886».
J'ajouterai que mon père était officier de l'Instruction Publique, décoré de St-Stanislas de Russie, du Danemark, de Suède, etc.
Et maintenant, je me receuille pour me remémorer les faits les plus caractéristiques possibles, faits m'ayant été racontés par ma grand-mère Comettant ou par mon père lui-même.
Origine de ses cicatrices
J'ai toujours connu mon père avec une large et profonde cicatrice sous l'oeil gauche. Voici l'histoire de ce signe particulier comme disent les passeports: à l'âge de 16 ou 17 ans, mon père séjourna au Brésil, à Rio de Janeiro, avec sa mère et sa jeune soeur Clara, qui est devenue par la suite, Madame Clara Pilet, pianiste de beaucoup de talent, ayant été pendant une cinquantaine d'années professeur de piano en renom de la ville de Rennes où elle est morte et où elle est enterrée.
Mon père rentrait chez lui, un certain soir, lorsqu'il entendit des cris: Au secours! Il s'agissait d'un jeune aspirant embarqué à bord d'un aviso français actuellement dans le port, et qui était assailli par quatre ou cinq nègres.
Quoique ne possédant pour toute arme qu'un humble parapluie, mon père n'hésita pas à prêter assistance à son jeune compatriote. Il se jeta dans la mêlée et fut criblé de coups de poignards dont il garda les cicatrices toute sa vie sous l'oeil gauche et dans le dos. Ce simple fait prouve surabondamment que mon père n'était pas dénué de toute énergie!
En duel pour sa soeur Clara
Autre exemple du même genre. Peu de temps après, mon père devait avoir dix-huit ans, ma grand-mère s'était installée à Rennes avec son fils et sa fille. On organisa un concert pour faire entendre mademoiselle Clara Comettant aux mélomanes Rennais.
Ma tante avait exactement sept ans lors de son premier concert, et comme trop petite, ses pieds ne pouvaient atteindre les pédales du piano, mon père avait attaché des ficelles à ces pédales, et c'est lui-même, sous l'estrade, qui les manoeuvrait au moment voulu. Ma tante, enfant prodige, eut un très grand succès.
À la sortie de cette audition musicale, un des auditeurs et admirateurs de ma tante dit à un ami qui l'accompagnait: «Elle est gentille cet gamine». Mon père qui, probablement à cette période, parlait plus couramment le portugais que le français, entendit ces paroles et fut choqué par le mot gamine qu'il prit en mauvaise part.
Interpellant le monsieur en question, il lui demanda ce qu'il entendait par là. (Il me faut dire ici que le duel était permis en France à cette époque et que Rennes et Bordeaux étaient les deux centres principaux des duellistes les plus réputés).
Il se trouva justement que l'individu qu'interpellait mon père était l'un de ceux-là, et que, croyant qu'il cherchait une «affaire» il lui remit sa carte en ajoutant qu'il attendait ses témoins. Mon père ayant remis cette carte à deux messieurs dont il avait fait sa connaissance, ceux-ci lui dire: «Mais malheureux jeune homme, vous ignorez donc que celui que vous avez provoqué est le terrible X, de toute première force à l'épée comme au pistolet?»
«N'ayant pas l'intention de me faire tuer à coup sûr, je vous prie de poser les conditions suivantes à mon adversaire: des excuses de sa part ou duel à bout portant au pistolet, un arme chargée et l'autre non, qui sera tirée au hasard. Ce sont là mes conditions irrévocables.»
Le duelliste renommé, sûrement touché par la belle crânerie de ce tout jeune homme, fit les excuses demandées, et ne manqua pas par la suite, chaque fois qu'il rencontrait mon père, d'être le premier à le saluer très courtoisement.
Études au Conservatoire
Se sentant irrémédiablement attiré vers la composition musicale, et la ville de Rennes ne possédant pas à son gré les éléments nécessaires pour mener à bien ses projets, mon père vint à Paris et entra au Conservatoire que dirigeait alors le célèbre Cherubini qui, italien de naissance, s'était fait naturaliser français.
Il entra dans la classe d'harmonie faite par Elwart et dans celle de composition tenue par Carafa. Pourquoi Cherubini, le directeur du Conservatoire, avait-il pris mon père en grippe? Je l'ignore. Le fait est que, chaque fois qu'un devoir de classe de mon père lui tombait sous les yeux, Cherubini ne manquait pas de le critiquer. Agacé de ce parti pris à son égard, mon père résolut de jouer un tour cuisant à son directeur.
Ayant compulsé des manuscrits dans la bibliothèque du conservatoire, mon père y dénicha une leçon de Cherubini, qu'il trouva médiocre, la copia et la présenta à la classe comme étant sienne. Ce qui devait arriver ne manqua pas de se produire. Chérubini prit le devoir de mon père et s'écria:
- C'est mauvais, c'est mauvais...
- Cependant mon cher maître...
- Il est inutile d'insister, c'est mauvais vous dis-je...
- J'aurais cru mon cher maître, qu'une leçon écrite par vous-même vous aurait trouvé plus indulgent à mon égard...
L'autre fit un nez!
Polémiste
Mon père eut toujours, du reste, un esprit très aiguisé. Alors qu'il soutenait dans les colonnes du Siècle une polémique très vive avec Louis Azévédo, celui-ci désirant l'adoption de la musique en chiffres au Conservatoire, alors que mon père plaidait pour le maintien de la notation musicale des Bach, des Mozart, des Beethoven, etc. Monsieur Azévédo écrivait un jour, dans son journal, en parlant de mon père: «Le grand homme du Siècle». Le lendemain mon père lui répondit: «Je suis pas un grand homme, mais je suis un homme. Je voudrais sans trop oser l'espérer que monsieur Azévédo put en dire autant».
Guerre Autriche et Prusse (1864)
En 1864, l'Autriche et la Prusse, cette dernière pour faire l'essai de son nouvel armement: fusil à aiguille, canons se chargeant par la culasse, etc. déclarèrent au tout petit Danemark, la guerre (affaire de Schlewing-Holstein).
Mon père suivit les opérations militaires du côté danois, comme correspondant de guerre du journal le Siècle. Il fustigea si bien les Prussiens pour les atrocités qu'ils commettaient (nous savons, hélas, qu'ils n'ont rien changé à leur sauvagerie de bêtes féroces) que ceux-ci mirent sa tête à prix.
À la prise du plateau de Duppel, mon père faillit être capturé par les Allemands, et ne dû son salut qu'à ce que, tout jeune, il avait au Brésil, monté des chevaux sauvages. Sans ses connaissances de parfait écuyer, il eut été infailliblement tué par le cheval vicieux qui lui avait été donné pour assurer sa fuite, ou fait prisonnier, autrement dit fusillé.
Je me souviens qu'à son retour à Paris, j'avais alors 11 ans, ma mère avait toutes les peines du monde à rassasier mon père qui avait souffert de la faim pendant de longs mois. Un certain soir, alors qu'à la fin du dîner, mon père s'était copieusement servi de crème fouettée préparée par sa mère, ayant encore très faim, il réclama des... sardines à l'huile...!
Légion d'Honneur et Napoléon III
Comme il est dit plus haut, mon père a été décoré de la Légion d'Honneur en 1886. Dès 1864, il ne tenait qu'à lui de recevoir cette distinction et les croix de 25 ou 26 ordres étrangers. En effet, mon père était membre du jury de la section musicale à l'exposition internationale de Paris. À la clôture de cette exposition, l'Empereur Napoléon III reçut, aux Tuileries, les différents jurys, et aux rares jurys non encore décorés, il remettait une croix qu'il puisait dans un chapeau placé devant lui. Les états étrangers suivirent le mouvement.
Faisant partie de la rédaction du journal le Siècle, le journal des Louis Blanc, des Henri Martin, Littré, Louis Jourdan et Léon Plée, etc. tous républicains de vieille date, mon père se refusa à aller s'incliner devant l'Empereur, mais il tint à être le premier à aller féliciter son ami, Émile Jonas - pas celui de la baleine - pour la distinction qu'il allait recevoir. Il l'accompagna jusqu'à la porte des Tuileries, et à sa sortie, fut en effet le premier à le féliciter.
Les États étrangers ayant su que mon père avait ainsi refusé la Croix de son pays, ne lui adressèrent pas celle des leurs. Mon père n'a jamais du reste, transigé avec ses opinions.