Deux concerts de ma femme à Québec. — Camille Urso, violoniste. — Le vapeur de l'île, Le Savoy. — Retraite à Arnières. — Naissance de Lucien à New-York en 1853. — Union Square pour 10,000$. — 350 traversées. — Demande en mariage à sept ans avec Émilie, la fille de Adolphe Sax. — études au Lycée Hoche. — Combattant dans la Garde Nationale mobilisée en 1870. — Le siège de Paris. — Le Siècle imprimé à Versailles durant la Commune. — Paramée près de St-Malo, tante Pilet. — Exposition de 1878 à paris. — 65 des Petits Champs, maître Berryer, avenue de l'opéra. — Mon mariage le 7 décembre 1878. — Charles Gounod et Philippe Jourde comme témoin. — Cathédrale de Nancy.
Deux concerts de ma femme à Québec
Pendant mon temps de séjour à Anticosti, ma femme eut deux fois l'occasion de jouer en public à Québec, à l'Académie de Musique, détruite aujourd'hui.
La première fois, pour une oeuvre de bienfaisance dans un concert organisé par madame Routhier, la femme du juge de ce nom. Les journaux québécois de cette époque mentionnent, tous, le très grand succès qu'elle remporte, et la comblèrent d'éloges.
La deuxième fois, ce fut aussi pour une oeuvre de bienfaisance. La grande violoniste, Camille Urso, morte depuis, était «en panne» à l'hôtel du Château Frontenac, n'ayant pas l'argent pour payer ce qu'elle y devait.
Nous avions connu Camille Urso chez mon père et ma mère. Sachant que ma femme et moi étions de passage à Québec en route pour Anticosti, elle vint à nous et nous dit sa détresse. «Comment, ma chère amie, avec un talent comme le vôtre? Donnez un concert!...»
Hélas, je suis inconnue ici, Ah! Si madame Comettant qui a tant de relations dans la ville consentait à jouer avec moi!... Eh bien, c'est entendu; mais comme nous avons peu de jours à passer ici, il faut faire vite. Je me charge de placer des billets». En effet, deux jours après, je recevais à bord du vapeur de l'Ile, le Savoy, nos fournisseurs venant chercher leurs chèques, montants de leurs factures.
Je leur imposais des billets pour le concert donné par Camille Urso au pro rata du montant de leurs chèques. Aucun d'eux ne se fit tirer l'oreille. Au contraire, le lendemain, ils venaient me remercier de leur avoir forcé la main.
Cette soirée musicale fut un très grand succès, et la pauvre grande artiste put, non seulement payer ce qu'elle devait, mais encore quitter Québec avec un nombre respectable de dollars dans sa poche.
Ma femme vit maintenant près de moi à Asnières. Privée de son cher instrument, atteinte comme je l'ai dit plus haut de paralysie partielle depuis 1913, elle s'est adonnée aux travaux du crochet. Mon intérieur est tout en dentelles.
Lucien Comettant
Maintenant, chère mademoiselle, il me faut parler de moi «ad hoc et ad hac» (à tort et à travers). Ales jacta est!
Je suis né à New-York, le 18 juin 1853 dans Prince Street qui était alors dans le haut de la ville. L'emplacement qui constitue aujourd'hui le Union Square était occupé par des maraîchers qui y récoltaient pommes de terre, choux, navets et carottes destinés à l'approvisionnement de la ville.
Le propriétaire de ce terrain, l'actuel Union Square, voulut le vendre à mon père pour la somme de dix mille dollars. Supposez que mon père l'eut acheté et se fut entêté à le garder jusqu'à ma majorité. À combien de millions de dollars s'élèverait notre fortune!
Mon père muni des documents qu'il était allés chercher aux États-Unis, décida notre retour; j'étais alors âgé de trois ans.
Ma mère étant sur le point d'avoir ma soeur Blanche, le docteur Bolton, qui m'avait mis au monde, déconseilla à mon père de prendre passage à bord d'un bateau à vapeur, pour éviter à ma mère les trépidations de la machine. Nous embarquâmes donc sur un des «très beaux Clippers» américains qui font la traversée de New-York au Havre.
Je note pour mémoire que, pour monter à bord du Clipper sur lequel nous sommes partis, nous dûmes traverser le pont d'un bateau de la même compagnie qui quittait New-York, huit jours après nous, et qui se perdit corps et biens.
Si donc mon père et ma mère avaient flâné une semaine, je n'aurais pas le plaisir d'écrire ces notes. Je fus paraît-il, très bon marin pour la première traversée de l'Atlantique; (j'en ai depuis effectué 350).
On m'a souvent raconté qu'il m'est souvent arrivé de me mettre au bas de l'échelle conduisant du pont aux aménagements, et de crier avec un fort accent anglais: «mon père, venez sous fuite... Maman bobo!... Ma pauvre mère était et a toujours été très malade à la mer».
Je passe sous silence les quatre années qui suivirent notre arrivée à Paris, ne me rappelant rien de cette époque. En revanche, je me souviens avoir fait ma première demande en mariage à sept ans... J'étais ce que l'on appelle, un enfant précoce. Je jouais quotidiennement avec la fille d'Adolphe Sax, qui avait le même âge que moi; et je m'étais pris pour elle de très tendres sentiments.
J'entrai un jour dans le cabinet de travail du célèbre inventeur d'instruments de cuivre et, me campant devant lui: «Monsieur Sax, j'ai quelque chose de très sérieux à vous dire, pouvez-vous m'écouter?»
- Avec plaisir mon petit ami.
- Voilà... Je désire me marier avec Émilie, voulez-vous m'accorder sa main?...
- Je ne dis pas non. Mais ne penses-tu pas qu'il serait préférable que vous ussiez fait tous deux votre première communion?...»
Cet argument me toucha, et je résolus d'attendre. Depuis, la pauvre Émilie, à l'enterrement de laquelle j'assistais, il y a huit jours, fit une chute si grave, qu'il en résultat une coxalgie incurable, et c'est avec des béquilles qu'elle fit sa première communion, à l'église de Notre-Dame de Lorette, le même jour que moi.
J'avais alors 11 ans. C'est à cette époque que je fus interné au lycée de Versailles, aujourd'hui: lycée Hoche.
J'ai dit plus haut que j'étais enfant précoce, mais je dois confesser que j'étais peu travailleur. Le Pius Aeneas de Virgile et l'Antigone de Sophocle me laissaient complètement indifférent aussi, les seuls succès scolaires que je n'ai jamais eus ont-ils été en gymnastique et en musique vocale, branches dans lesquelles j'avais invariablement tous les ans, le premier ou le deuxième prix.
L'excellent monsieur Joquez, le proviseur du lycée, qui avait pour moi une prédilection marquée et qui souffrait de ne pas me voir dans les tout premiers de ma classe, ne manquait jamais quand il me rencontrait, de relever avec le cinquième doigt de la main gauche les lunettes d'or qui lui tombaient sur le nez et de me dire: «Eut Eut Comettant». Il mourut sur l'échafaud...!
Depuis lors, je m'attends toujours à une mort violente. Je n'ai aucun souvenir digne d'être signalé dans mes années d'internat.
Nous voici au 4 septembre 1870, l'empereur Napoléon III se rend à Sédan avec son armée. Le 27 octobre suivant, le maréchal Bazaine capitulait honteusement à Metz, laissant ainsi la route de Paris libre aux prussiens vainqueurs. Comme mon père, je m'engageai dans la Garde Nationale mobilisée et, comme lui, à ses côtés, je me battis à Gare-aux-Boeufs, à Champigny et à Buzanval.
Comme lui, également, le siège de Paris m'a laissé indemne de toute blessure. Je ne m'étendrai pas, ces souvenirs m'étant par trop pénibles, sur les multiples souffrances que nous avons endurées pendant ce siège. Manque de nourriture, manque de chauffage, de lumière, et pour rajouter à tant de misères, un hiver d'une rare rigueur dans nos régions. Ce que je peux dire, c'est que nous n'étions guère reluisant!
Le 18 mars 1871, la Commune éclate. Le lendemain, le 19, je faisais partie de la démonstration, sans armes, qui fut accueillie à coups de fusil par les fédérés, alors que rue de la Paix, elle se dirigeait vers la Place Vendôme. Enfin, le 21 mars, nous nous évadâmes de Paris par un des derniers trains.
Mon père resta à Versailles où le journal Le Siècle fut imprimé et rédigé pendant la Commune, et ma mère, ma soeur et moi, nous allâmes nous refaire à Paramée, près de St-Malo, où ma tante Pilet, possédait une villa près de la mer.
Mon mariage
Passons à un sujet plus souriant. J'ai dit dans les notes concernant ma femme comment nous nous sommes connus et fiancés, à l'insu des nôtres. Je vais raconter comment mon mariage et sa célébration furent fixés.
Mon père, ayant appris que Monsieur, madame et mademoiselle Jeanne Mangeot devaient venir à Paris pour visiter l'exposition internationale de 1878, trouva là l'occasion toute naturelle de leur rendre la politesse que nous avions reçue d'eux, en les invitant à notre tour à considérer sa demeure comme la leur, autrement dit, à loger chez-nous pendant leur séjour dans la capitale.
Un certain soir, alors que, comme les journées précédentes, j'avais piloté les amis nancéiens à travers les galeries de l'exposition, mademoiselle Jeanne et moi, nous «perdîmes» monsieur et madame Mangeot avant d'arriver à la maison, et nous convînmes tous les deux qu'il était grand temps d'instruire nos familles de nos projets d'union.
Nous habitions alors au no 64 de la rue des Petits Champs, l'ancien hôtel particulier du maître Berryer, qui a été démoli depuis pour le percement de l'avenue de l'opéra. Aussitôt rentré, j'allai trouver mon père qui se changeait pour le dîner.
Je te serais obligé, avant d'aller dans la salle à manger, de te munir d'une paire de gants blancs, et de passer dans la chambre de monsieur et de madame Mangeot, pour fixer avec eux la date de mon mariage avec Mademoiselle Jeanne?
Mais oui, nous sommes fiancés depuis trois ans..
Elle a dix-neuf et moi vingt-cinq; il est temps de nous marier. Mon père, ma mère, monsieur et madame Mangeot restèrent assis devant cette déclaration, puis tombèrent d'accord pour fixer notre mariage au 7 décembre de cette même année, 1878.
Étant alors officiellement fiancés, nous pûmes nous écrire, mademoiselle Jeanne et moi, quand elle retourna à Nancy. Ceci se passait au mois de mai; jusqu'au mois de décembre, nous nous écrivîmes journellement.
Mes lettres à ma fiancée, que ma femme a toujours en sa possession, variaient entre 20 à 24 pages, dans lesquelles, je puis le dire, j'ai mis tout mon coeur.
Enfin arriva le jour tant désiré!
Mon père, ma mère et moi, flanqués de mes deux témoins, nous primes l'express de Nancy, pour arriver dans cette ville le 6 décembre à dix heures du soir. Mon premier témoin était Charles Gounod et mon deuxième, Monsieur Philippe Jourde, sénateur au dépt. des Bouches du Rhônes, directeur politique du journal Le Siècle.
Comme l'auteur de Faust, de Mireille et de tant d'autres chef-d'oeuvres n'était jamais allé à Nancy, ce fut dans cette ville très musicale, une véritable révolution. Son portrait était au premier plan dans les vitrines de tous les magasins. À notre descente du train, il nous fallut écouter l'ouverture de Mireille, qu'exécutait l'orchestre du Théâtre, qui s'était installé dans le buffet de la gare.
Et notre messe de mariage, le lendemain, 7 décembre 1878! Grandes orgues, choeurs, solistes, instrumentistes divers, tous ces artistes ne jouèrent exclusivement que de la musique de Gounod.
Notre-Dame, la cathédrale de Nancy, est une très belle église. Or elle était non seulement bondée, archi-comble, mais encore à chacun de ses pilliers, s'étaient agippées des grappes humaines, venues là pour contempler Gounod. À notre sortie de l'église, il tombait une petite neige, fine et légère. C'est le bon Dieu qui répand du sucre en poudre sur votre union, nous dit Gounod.
Après le déjeuner, comme la neige tombait à gros flocons, nous restâmes à la maison et, toute la journée, sans se lasser, Gounod chanta de ses oeuvres. Qui n'a pas entendu la musique de Gounod, chantée de lui-même, peut affirmer qu'il ne la connaît pas.